Lil Ahtur (Partie 2)
Le capitaine avait décidé de jeter l'ancre dans une baie abritée du vent. Autour de la lanterne accrochée au mât, l'équipage s'était rassemblé pour partager le repas du soir. Du dromadaire boucané, qui ne fut pas du goût de Kalaar, le trouvant trop épicé. Elle dut toutefois s'en contenter en silence, alors que des échanges animés l'entouraient. Elle s'était volontairement entourée de marins de la dahabeya, ne souhaitant pas être questionnée par ceux qui allaient devenir ses compagnons de route par la force des choses.
Car elle s'était finalement décidée. Malgré tout son ressentiment envers les Jahads et leurs larbins. Elle souhaitait davantage vivre avec le souvenir des siens que mourir et les laisser dans l'oubli. Et puis, le Vizir avait déclaré qu'il restait des Ligres du clan Bir'Talis dans l'enfer des galeries sombres des mines d'argent de Marhkun. Elle pouvait encore les sauver.
Elle se souvenait. Son corps entier se souvenait. Les clameurs des pics frappant le minerai, le poids des chaînes et des chariots à tracter, la chaleur des ateliers qui tournaient en permanence à l'extérieur. Et surtout la mort. Les accidents. Les galeries effondrées où elle perdit ses fils aînés. La cruauté des contremaîtres. Les tentatives de fuite. Les représailles encore plus dures. La nuit de son évasion.
Elle se reprit, et se rendit compte que tous la regardaient en silence. Elle avait lâché son bol de pitance qui s'était répandu au sol. Sans mot dire, elle se leva et s'éloigna, ignorant les murmures de ceux qui l'entouraient. Son Ori s'envola, agité d'une lumière pâle. Izmeer lança une boutade qu'elle n'entendit pas, mais qui fit rire l'assemblée. Kalaar se tint à l'écart et rejoignit l'arrière du bateau. L'air était doux, le vent avait tourné et amenait la rumeur fraîche des montagnes de l'est. Cette odeur, elle ne la connaissait que trop bien. Les étoiles saupoudraient le ciel d'encre, où se poursuivaient les quatre lunes. Peut-être les disparus de sa famille la contemplaient depuis ces astres célestes, comme lui racontaient les Sages-Griffes de son clan alors qu'elle n'était qu'une enfant.
- C'est là-bas que tu vivais, n'est-ce pas ? demanda Ashka en s'avançant. Cela fait des heures que tu regardes dans cette direction.
Kalaar ne répondit pas. Son âme-esprit vint se poser dans sa main. Sa lueur pulsa doucement, à présent teintée de mauve.
- Je suis désolée de ce qui est arrivé à ton peuple, continua l'Evaylienne. J'ai toujours été opposée au traitement réservé au Ligres de Menmerun.
- Épargne-moi tes jérémiades. Tu ne vaux pas mieux que ceux que tu sers.
- Pourtant, je pensais pouvoir changer les choses de l'intérieur. C'est aussi pour ça que j'ai quitté la piraterie. Faire bouger les mentalités, pour le bien tu plus grand nombre. Sans imposer par la violence ou la peur.
- Admirable. Mais inutile, ironisa Kalaar. Combien de Ligres sont morts depuis que tu es conseillère ? Et combien de Jahads t'ont écouté et ont changé leur point de vue ?
- Peu, sans doute. Mais j'essaie, et j'essaierai encore.
- Tu es naïve.
- Et toi tu souffres.
La réplique surprit Kalaar. Non pas qu'elle cherchait à cacher son mal-être, mais c'était la première fois qu'une personne le lui jetait à la face ainsi, sans fioriture. Juste à mettre un mot sur son mal. À le pointer du doigt. Lui donner forme. Le considérer. Et la considérer elle comme un être ayant le droit de l'exprimer. Son Ori devint d'un blanc laiteux.
- Curieuse chose que cette âme-esprit, non ? demanda Izmeer en approchant.
Dans son dos, l'équipage se préparait à passer la nuit. Hamacs et paillasses s'installaient sous les cordages et sur le pont. Le Jahad contemplait l'aura chatoyante de l'Ori.
- Ne pense même pas à le toucher, avertit Kalaar.
- Ce n'est pas mon intention, assura Izmeer. Je sais ce qu'il est. Du moins ce qu'il est censé être. Les grands pontes de Saalirraz m'ont enseigné l'importance vitale de l'Ori pour les Hyléens comme vous. Et sa vulnérabilité face à la magie.
- C'est une menace ?
La Ligresse s'était tendue, comme un serpent prêt à frapper.
- Non, grandes Déesses, non ! Je... oh pardonnez-moi, mes mots sont affreusement malhabiles. Je suis désolé, vraiment.
Le mage ne sut plus où se mettre.
- Les quoi ? Les Hyléens ? Qu'est-ce que c'est ? demanda Ashka pour changer de sujet.
Izmeer se rasséréna autant qu'il le put, réduisant son émoi à quelques tremblements de la main lorsqu'il s'expliqua.
- Les Hyléens, le peuple d'Hylée ! Vous ne connaissez pas ?
Ashka secoua la tête. Kalaar resta campée sur ses positions, prête à sortir ses griffes.
- Les mythes fondateurs ! Le deuxième âge du Deam ! Les Adriels ! Vous ne ...
- Bon sang, explique-toi ! lança l'Evaylienne impatiente. Tous n'ont pas eu la chance d'étudier autant que toi.
- Oh, très bien, se renfrogna-t-il. Les Adriels étaient le premier peuple d'Amanwëvalion.
- Aman... quoi ?
- Amanwëvalion. Notre monde. Aujourd'hui on l'appelle plus simplement Evalion, ça vous parle, non ?
Ashka opina silencieusement. Izmeer reprit de l'assurance et poursuivit.
- Pour résumer, une guerre les déchira, séparant deux camps mené chacun par un chef : Emnodar d'un côté, et Maar de l'autre. Dans l'affrontement, la jeune sœur d'Emnodar, Hylée, mourut. Elle adorait la nature et les étoiles. Pour lui rendre hommage, Emnodar créa des êtres à partir de la chair de sa sœur, qui prirent la forme la plus adaptée à leur habitat. Comme les Ligres, les Chirons, les Paians et tant d'autres. Mais ces êtres issus du corps de la défunte n'avaient pas de conscience, alors Emnodar ramassa de la poussière d'étoiles et la confia à ces créatures, sous la forme d'une sorte de conscience stellaire veillant sur eux. D'où le peuple d'Hylée, et leur âme-esprit, l'Ori.
Kalaar écoutait en silence. Elle ne connaissait pas d'autres Hyléens pour vérifier cette histoire, et elle n'en avait cure. Seuls les siens comptaient. Ashka fut réellement intéressée par les dires du mage et ils bavardèrent ainsi une bonne partie de la nuit des légendes de l'ancien monde, des batailles des ères passées et des mystères d'aujourd'hui.
La Ligresse, lasse d'écouter le flux interminable de paroles d'Izmeer, se retira dans un coin du pont qu'elle s'était appropriée. Les murmures et les ronflements de l'équipage se mêlaient aux clapotis des vagues. Son Ori lové dans le creux de son épaule, elle laissa son esprit divaguer au gré de ses souvenirs. Elle finit par s'endormir entre la méfiance envers ses nouveaux partenaires et l'étrange félicité d'avoir été comprise l'espace d'un instant par Ashka.
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