Lil Ahtur (Partie 3)

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À l'aube, ils embarquèrent dans le canot de la dahabeya, dirigé par les coups de rames de deux marins de l'équipage. Ashka désigna une petite plage abritée sur la côte. La houle était accentuée par la petite taille de l'esquif, et rendait Izmeer nauséeux.

  • Nous ne serons pas trop à découvert sur cette plage ? demanda Ashka.
  • Non, répondit Kalaar. Les routes sont à l'intérieur des terres et la vue sur la plage y est obstruée par la végétation. Par contre, il pourrait y avoir des maraudeurs, le lieu se prête parfaitement à la contrebande.

La cadence des rameurs propulsait la barque à travers les flots. À mesure qu'ils se rapprochaient, la plage se dessina plus finement. Le sable ivoire égrainé sur la grève recouvrait les racines de pins parasol et de palmiers. Balancés par le vent maritime, ils agitaient leurs bras garnis d'un vert profond comme pour accueillir avec hospitalité les voyageurs. La baie s'étalait sur quelques dizaines de mètres, avant d'être effacée de chaque côté par des rochers escarpés. Les vagues se brisant sur eux les recouvraient d'une écume mousseuse, tandis que les oiseaux côtiers s'y perchaient en criant.

La coque racla le fond de l'eau turquoise et l'étrave s'enfonça dans le sol, annonçant dans un arrêt brusque leur arrivée. Alors qu'Izmeer fut soutenu par l'un des matelots pour débarquer, Ashka et Kalaar mirent pied à terre. Trempé d'embruns salés, le groupe se sépara des marins qui repartirent dans leur chaloupe vers la dahabeya.

  • Lil Ahtur doit être à deux jours de marche, présenta Ashka. Nous allons longer la côte à pied et éviter les chemins fréquentés.
  • Où allons-nous dormir ? s'enquit Izmeer.

La Ligresse leva encore les yeux au ciel. Fallait-il vraiment répondre à ce coq déplumé ? Elle passa devant lui, ignorant sa question sans intérêt. S'il était aussi imbécile qu'il en avait l'air, quel fardeau ce serait de le traîner jusqu'à Nekhnesiris, si tant est qu'ils parviennent à trouver la cité. Elle prit la tête de la marche, son tegelmoust claquait dans le vent, la capuche tombante rabattue sur le visage.

Ashka et Izmeer conversaient en murmurant. Tantôt parlant de botanique, de géographie, et d'histoire. La conseillère était captivée par le savoir du mage, mais elle n'était pas non plus dépourvue de science. Ses connaissances s'étendaient bien plus loin que le savoir d'une pirate, ou même d'un simple militaire. Au grand étonnement de Kalaar, elle avait sillonné le sud d'Harkara de l'est des Royaumes Étincelants du Rajahai, à l'ouest de l'archipel désertique de Gadansalah. Même si ces connaissances ne leur seraient d'aucun secours, la Ligresse fut satisfaite de côtoyer une femme aussi accomplie. Et pas un ancien étudiant qui ne connaissait le monde qu'au travers des livres poussiéreux.

Lorsqu'ils ne cheminaient pas, Kalaar surprenait parfois le regard d'émeraude d'Ashka posé sur elle, au travers les feuillages de la végétation basse, ou pendant un repas improvisé sur le bord du sentier. Elle avait l'habitude d'être dévisagée ainsi par les humains. L'esclave en fuite. La Ligresse voleuse. L'animal sauvage. Cependant, quelque chose différait dans les yeux d'Ashka. Une curiosité peut-être, empreinte de naïveté. Mais à ceci près qu'elle ne recelait pas la moindre trace de jugement. Kalaar n'était pas habituée, elle détournait bien souvent la tête pour ne pas montrer son trouble.

Alors que la soirée s'avançait sous les cieux constellés à la lueur dansante des flammes du feu de camp, Ashka demanda :

  • Pourquoi hais-tu les Jahads à ce point-là, Kalaar ?

La conseillère ne s'attendait probablement pas à une réponse directe de la Ligresse. Celle-ci prit cependant une longue inspiration, laissant son Ori bleuté s'envoler à ses côtés.

  • En dehors du fait qu'ils maltraitent mon peuple et le soumettent à l'esclavage ?
  • Tous les Jahads ne sont pas comme ça, voyons !
  • Peut-être. Mais pour autant que je sache, ce sont des Jahads qui ont réduit mon clan à néant. Ce sont des Jahads qui ont tué les miens, mon époux et mes enfants, il y a de cela cinq années.
  • Ton époux et tes enfants ? s'étrangla l'Evaylienne. Par les Lunes, je l'ignorais ! Quelle horreur.

La sidération d'Ashka était si sincère que sa voix en tremblait. Elle dont le caractère d'habitude s'inscrivait dans la sérénité d'une mer d'huile, était froissée de désarroi.

  • Tu ignores bien des choses sur ceux que tu sers, soupira Kalaar. Tu penses toujours que tu peux changer les choses de l'intérieur ?
  • Je n'ai jamais pensé que ce serait facile, mais c'est ce en quoi je crois.
  • Alors tu n'es pas naïve, tu es stupide. Rien ne changera jamais et tu voues ta vie à une cause perdue.

Kalaar était désarçonnée. Askha n'avait-elle pas encore compris que la majeure partie de l'économie des Royaumes Étincelants du Rajahai reposait sur la traite d'esclaves et le maintien du clivage entre les castes supérieures et le peuple ? Le manque de lucidité de la conseillère l'irrita au plus haut point. Celle-ci se drapa dans un silence contrarié jusqu'à ce que les murailles de Lil Ahtur apparaissent au détour d'une crête.

La belle cité remplissait une large baie aménagée, léchée par les vagues de l'Akh Qidyis. D'innombrables bâtiments s'y blottissaient, grouillant d'une vie que l'on devinait au loin. Dominant le tout de son imposante stature, le palais trônait au milieu, ses toits dorés scintillants au soleil couchant tel des joyaux sertis dans la pierre.

Kalaar avait caché son Ori à contrecœur dans sa besace, puis grimaça sous la désagréable contrainte infligée. Elle rabattit la capuche de son tegelmoust et enjoignit les autres de l'imiter.

  • Des provisions, des chameaux, et on part, c'est bien ça ? demanda Kalaar.
  • Oui, rien d'autre, répondit Ashka.
  • C'est dommage, déplora Izmeer, on m'a rapporté que les bibliothèques de Lil Ahtur sont parmi les plus complètes d'Harkara !
  • Nous n'avons pas le temps pour ça, mage, trancha la Ligresse. Plus vite nous partirons d'ici et plus vite nous rejoindrons Touz, où la véritable recherche de Nekhnesiris commencera. Ici, nous devons seulement rester discret.
  • Et comment être sûrs que les renseignements que nous cherchons nous attendent bien sagement à Touz ? osa le Jahad.
  • Il y a quelqu'un là-bas qui pourra nous aider. Mais concentre-toi sur Lil Ahtur. Une seule chose à la fois.

Ils se rapprochèrent de la grande porte de la cité. En rejoignant la route principale, ils furent peu à peu cernés par les caravanes marchandes, camelots et autres vendeurs itinérants. Tout ce monde déambulait à dos de monture – généralement des chevaux ou des dromadaires – noyé dans la brume poussiéreuse du chemin.

Les sentinelles contrôlaient au hasard badauds et voyageurs, mais ne paraissaient pas vraiment investies de leur travail, préférant plaisanter ou saluer de loin des visages dans la foule. Ashka s'enfonça sous le porche, suivie de près par Kalaar et Izmeer. La cité se révéla à eux : semblable à une Kuvalzum plus petite et plus chaleureuse. La touffeur oppressante des ruelles étroites de la capitale laissait la place à de larges allées verdies par de grands palmiers se balançant paresseusement. La fracture entre le haut et le bas peuple se faisait moins ressentir, de sorte que même les habitations les plus modestes recelaient une humble élégance. L'opulence des nobles y étaient également moins extravagante et moins scandaleuse.

Débouchant sur une large place devant le palais, les trois voyageurs se retrouvèrent dans un marché odorant et coloré, où se mêlaient épices et tissus, animaux et métaux rares, bois précieux et viandes exotiques. Procurant au groupe quatre dromadaires et de quoi se sustenter pendant une octave, Ashka se hâta. De loin, Kalaar l'observait. Elle était rapide et efficace, allant droit à l'essentiel, sans négliger la courtoisie ou le respect envers les autres. Elle n'affichait pas cette hautaine supériorité qui se retrouvait dans chacun des membres de la noblesse jahad. La Ligresse surprit même l'Evaylienne souriant avec bienveillance à un marchand qui l'invitait à déguster son thé brûlant. Sourire qui s'imprima comme le reflet d'un miroir sur sa propre bouche, comme contaminée par ce bonheur simple auquel elle était devenue insensible.

Ainsi équipés, ils ne s'attardèrent pas davantage dans l'enceinte de Lil Ahtur. Sur le dos de leur monture, le groupe franchit la porte nord de la cité, alors que le ciel revêtait son manteau bleu nuit.

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