Registre des enquêtes internes, page 112
Enquêteur Kobi In Malaiq, garde royale de Kuvalzum
Deuxième Micer de Faerys, année 1212 de l'Arche de Torn
La conseillère Ashka me laisse avec la paperasse ET l'enquête. Je dois rendre compte directement au Haut-Conseil de mes avancées. Quelle guigne. Je vais donc devoir tout réorganiser moi-même. Ma douce Jahira ne sera certainement pas contente de ce revirement, elle qui se consacre désormais corps et âme à notre petit trésor, Dima. Mais elle doit comprendre que c'est aussi une occasion inratable, pour faire mes preuves et pour monter dans la hiérarchie !
Récapitulatif des faits :
Olabisi, noyée dans les thermes de l'aile du palais dédiée à l'Oraculaire. Cadavre de la trameuse découvert par le personnel de nettoyage durant le troisième jour du festival des jours de Rubis. Trente-neuf ans. Bonne santé. Aurait glissé et se serait assommée sur le rebord d'un bassin avant de perdre connaissance et de se noyer. Pas de témoins. Aurait pris son bain la veille au soir ?
Amkhu, haut-trameur, attaqué par un lion, mort de ses blessures. Soixante-deux ans. Corps retrouvé le jour même, le troisième Lunis de Lumiane. Le fauve était connu comme étant irritable, mais conservé en sûreté dans le jardin animalier du Padishah. Cause de son évasion ? Cage déverrouillée ? Barreau descellé ? Investigation en cours. Coïncidence, le haut-trameur se trouvait non loin de là. Pas de gardes, pas de jardiniers, bien évidemment.
Et pour finir Saadaa, trameuse retrouvée défenestrée. Quarante-quatre ans. Nuque brisée, crâne enfoncé, bassin et jambes fracturés. Corps retrouvé le premier Chane de Faerys au bas de la fenêtre de ses appartements. Aurait eu des tendances mélancoliques à la suite du décès de son propre fils. Consommation excessive de qanfasa, corroborée par la quantité retrouvée dans ses appartements.
La conseillère Ashka a raison de trouver cela suspect. Deux accidents et un suicide. Trop grossier pour être une simple coïncidence. Mais pourquoi alors ? Est-ce volontaire pour me masquer quelque chose de plus important ? Serait-ce une diversion pour faire passer quelque chose de plus grave en toute discrétion ? À moins que le criminel n'ait prévu ce genre d'hypothèse et en profite pour gagner du temps sur des choses plus évidentes ? Et pourquoi en vouloir à des diseurs de bonne aventure ?
Que de questionnements. Toujours est-il que je me dois de travailler sur la seule piste que nous avons : les activités étranges du Padishah de ces dernières octaves.
Troisième Lunis de Faerys, année 1212 de l'Arche de Torn
Rien à faire. Les ordres émanent du Padishah lui-même, et appliqués fermement par son Vizir : interdiction formelle de voir le seigneur à part lors d'une audience officielle. J'ai déjà pu assister à une rencontre publique hier, le Shah de Lyhaffa qui rendait une visite de courtoisie à son suzerain. Celui-ci était méconnaissable : la toilette négligée, les cheveux désordonnés et sales, les yeux bouffis et le teint cireux. Il parlait d'une voix atone et molle, et restait avachi sur son trône.
Je ne suis pas sûr de moi, mais j'ai eu l'impression que quelqu'un nous épiait derrière les soieries. Homme ou femme, je ne sais pas, je n'ai pas vu de silhouette.
J'ai pu en revanche faire un tour parmi les gardes pour récolter leurs témoignages. Tous pointent dans la même direction : le Padishah est devenu un grand consommateur de qanfasa. Je sais qu'à petite dose, il permet la relaxation. On m'a rapporté que l'épaisseur de la fumée débordant certains soir des balcons des appartements royaux était impressionnante. La quantité inhalée devait l'être aussi. À haute dose, il rend paranoïaque et insomniaque. Il permet aussi d'obtenir certaines visions, à condition de savoir les interpréter.
Cela se produit quasiment tous les soirs. Les gardes entendent parfois des murmures indistincts. Le Padishah et son trameur, sans doute. Aucun moyen de savoir ce qu'il se dit.
Troisième Mirad de Faerys, année 1212 de l'Arche de Torn
J'ai contacté l'Oraculaire. Les trameurs ne semblent pas alarmés de la tournure des évènements. J'ai eu quelques réponses intéressantes.
Le Padishah réclame toujours la même trameuse, une dénommée Hila. Elle a rejoint l'Oraculaire il y a sept ans. Elle possède un don de clairvoyance net et précis, même s'il intervient parfois en contradiction avec celui des autres trameurs. D'après les témoignages récoltés, elle travaille souvent seule et parle peu. Était-ce elle qui épiait dans la salle du trône pendant l'audience publique d'hier ?
J'ai voulu la voir, mais l'Oraculaire m'a affirmé que le Padishah lui avait réservé une partie de ses appartements afin de pouvoir la consulter à la demande. Qu'un trameur se retrouve domicilié directement au palais s'est déjà produit par le passé, rien d'anormal. Mais cela ne va pas m'aider.
Quand j'ai évoqué le qanfasa, l'Oraculaire m'a affirmé que Hila respectait le protocole établi, que la quantité utilisée lors des séances était conforme. Soit les gardes ne s'affolent pour rien, soit la trameuse Hila se fournit une quantité supplémentaire ailleurs. La deuxième option me semble plus plausible. Pour le principe je vais recommencer à questionner les gardes du palais.
Troisième Micer de Faerys, année 1212 de l'Arche de Torn
Les gardes se cantonnent à la même version. La menace ou la corruption ne semble pas avoir de prise sur eux. Ils sont formés et recrutés ainsi, après tout, mais je comptais quand même vérifier de mes propres yeux.
Je suis retourné à l'Oraculaire aujourd'hui. J'ai demandé à voir la chambrée de Hila. On m'y a conduit, mais je n'ai rien trouvé. Sa malle était vide, ses affaires proprement pliées et rangées, comme si elle venait de quitter la pièce. Pas d'objets personnels. J'ai demandé aux autres trameurs croisés s'ils avaient constaté quelque chose d'inhabituel ces dernières octaves, que ce soit à propos d'Hila ou de n'importe quoi d'autre. Mis à part les ragots de fond de cour sans intérêt, j'ai pu noter qu'on avait retrouvé une grande quantité de poudre noire semblable à du khôl dans une des salles d'eau. Étant donné l'absence de cosmétique au sein de l'Oraculaire, ce détail peut être intéressant. J'ai demandé à inspecter moi-même la salle d'eau en question, mais elle avait malheureusement déjà été nettoyée, ce qui a demandé beaucoup d'efforts d'après ce que j'ai compris, car les traces noires étaient tenaces.
Dans la même journée, j'ai rejoint l'Intendance pour voir si nos stocks de khôl avait brutalement changé ces derniers jours. Mais rien, pas de vol constaté, ni de quantité notablement modifiée.
À la fin de la journée, j'ai pu m'entretenir avec l'alchimiste du palais. Lui non plus n'avait pas eu de visite étrange ni vu de faits inhabituels. D'après lui, cette poudre noire peut être issue de multiples origines, comme le khôl, le charbon, ou la galène. Mais le charbon ne laisse pas de traces quand il est lavé à l'eau. Quant à la galène, l'alchimiste la connaît bien car elle permet l'extraction du plomb, entre autres. Elle permet aussi la teinture capillaire, en noir.
Je ne sais pas trop comment interpréter ces données. Quelque chose m'échappe, j'en suis certain.
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