Touz (Partie 1)

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Cette fichue cité était loin derrière eux désormais. S'offraient à leur regard les plaines boisées du nord de Menmerun. Acacias, palmiers, sycomores, grenadiers et figuiers se disputaient la place dans les bosquets. Des troupeaux de chèvres, de moutons et de vaches paissaient dans les clairières et dans de grands enclos sur le bord de la route.

Le temps était sec et chaud, et la fraîcheur de l'ombre des arbres fut une félicité pour les voyageurs. Sur le dos de sa monture, Kalaar oscillait entre une humeur maussade et antipathique et ce, malgré la libération de son Ori discrètement posé sur le pommeau de sa selle. Elle toisait les Jahads qu'ils croisaient sur la route et en serrait les mâchoires d'aigreur. Des marchands qui allaient et venaient entre Touz et Lil Ahtur, échanger les précieuses denrées issues du désert ou de l'artisanat majaghan. Des aventuriers souhaitant rejoindre les cités bédouines par-delà le Dhazzem. Des renégats souhaitant disparaître dans les sables, offrant leurs services comme garde du corps.

Touz n'était pas à proprement parler une oasis. Elle se situait à peine à quelques kilomètres au-delà des terres verdoyantes. Pour l'apercevoir au loin, il fallait escalader les premières dunes, petits monticules annonçant timidement l'immensité qui suivrait. Kalaar connaissait bien Touz. Son parfum particulier de safran et de résine. L'atmosphère sereine et humble des habitations majaghanes, tranchant avec l'agitation perpétuelle des quartiers jahads. Les compagnies de mercenaires qui vantaient leurs mérites auprès de guildes marchandes, les guides consultant les étoiles pour y déceler de bons augures.

Sa dernière visite datait de quelques années. Combien en vérité ? Elle ne saurait dire. Sa fuite dans le Dhazzem remontait à des temps dont elle ne voulait pas se souvenir. Kalaar avait fui la mort des siens, et la sienne. Recueillie un temps par la tribu majaghane des Itagane, elle l'avait accompagnée au fil de leurs voyages, afin de soigner ses blessures et tenter d'apaiser son âme. En vain. Le tourment qu'abritait son cœur la dévorait comme un feu affamé. Elle n'eut le choix que de partir, et, sur les conseils de ses hôtes, gagner Kuvalzum pour rejoindre une des leurs en exil, une imzad, une lectrice des étoiles, qui lui procurerait du travail.

Peut-être allait-elle croiser les Itagane. Leur profonde connaissance du désert leur serait très probablement utile. À moins qu'ils ne sachent vers quelle autre tribu se tourner. Il existait presque autant de familles majaghane dans le Dhazzem que d'îles dans le sud d'Harkara. L'une d'entre elles aurait sûrement une piste pour les diriger vers Nekhnesiris. Ou du moins qui aurait une bonne raison d'en garder secrète la position.

Ce fut ainsi, plongée dans ses réflexions, que Kalaar franchit l'arche de pierre délimitant l'entrée de l'oasis de Touz. Elle ne s'était pas aperçue que ses élucubrations l'avaient absorbée des heures durant, le paysage s'était déroulé devant elle sans qu'elle n'y prête la moindre attention. En se retournant, elle vit qu'ils avaient quitté depuis une dizaine de kilomètres la plaine verdoyante du nord de Menmerun, qui n'était plus qu'une tâche viride lovée contre le bord de l'Akh Qidyis. Le désert s'était invité autour d'eux durant le trajet, les entourant de ses sables orangés. L'atmosphère portait en elle l'odeur de la poussière et de l'inconnu.

  • Bien, que faisons-nous à présent ? commença Izmeer.
  • Nous allons inspecter l'oasis à la recherche des tribus majaghanes présentes, proposa Ashka. Les questionner sur Nekhnesiris. Et rester discret quant aux éventuels Jahads présents ici. Kalaar, quels étaient les bédouins qui t'avaient accueillie ?
  • Les Itagane, répondit la Ligresse. Je vous préviendrai si j'en vois. En attendant...

Ses mots moururent dans sa gorge et elle se retourna vers Ashka lentement. Kalaar affichait un air horrifié, les yeux agrandis par une peur panique. En un réflexe éclair, elle avait caché son Ori sous son tegelmoust.

  • Que se passe-t-il, Kalaar ? s'inquiéta la conseillère.

Trois Jahads en jashan, l'armure lamellaire caractéristique des guildes de mercenaires, passèrent à une dizaine de mètres derrière la Ligresse. Ils discutaient avec animation et paraissaient peu soucieux des trois voyageurs qui arrivant dans l'oasis. Un serpent gravé ornait un brassard de cuir que chacun d'eux portait.

  • La compagnie des Aspics de Fer, murmura Kalaar. Ce sont des chasseurs de Ligres, des esclavagistes. Ce sont eux qui ont massacré mon clan.
  • Je connais de nom cette compagnie, elle n'est pas censée opérer ailleurs que dans la province de Menuhenet, ajouta Ashka.
  • S'ils sont ici, maugréa Kalaar, cela ne veut dire qu'une seule chose : ils recherchent des prisonniers échappés. Ce sont eux qui ont eu pour mission de s'approprier les terres du clan Bir'Talis pour y creuser leur mine d'argent.
  • C'est terrible comme accusation, lança Izmeer alors que les soldats s'éloignaient. Avez-vous la preuve de ce que vous avancez ?

Cette fois, l'Evaylienne n'eut pas le temps d'arrêter sa partenaire dans son élan. Kalaar avait porté la main a sa lame et l'avait dégainée plus rapidement qu'un lynx passait à l'attaque. Alors que la vie de l'oasis battait son plein autour d'eux, la Ligresse avait tendu le bras et d'un geste furtif avait appliqué le tranchant contre la gorge nue d'Izmeer, cachant l'arme du plat de sa main. L'éclat argenté de la dague refléta la terreur dans les yeux d'Izmeer.

  • Surveille ta langue, Jahad, ou je la dévorerai, sussurra Kalaar. Ma parole est vraie. Ils ont débarqué un jour chez nous, incendié nos habitations, emprisonné les nôtres ou tué ceux qui résistaient.
  • Calme, Kalaar, tenta de tempérer Ashka.
  • Oui, calmez-vous ! trembla Izmeer. Je ne pensais pas à mal ! C'est juste que même pour moi, accuser une honnête compagnie de mercenaires est une gageure sans preuves solides.

La Ligresse rengaina son arme. Il ne servait à rien de provoquer un esclandre dès leur entrée à Touz. Les Aspics étaient donc encore présents en Menmerun. Les attaquer de front et révéler leur présence n'arrangerait pas la situation, d'autant qu'elle ignorait leur nombre dans l'oasis. Le plus important était de se concentrer sur la mission : trouver une piste pour rejoindre Nekhnesiris.

  • Ils n'ont rien d'honnête, conclut-elle. Ce sont des brutes sans foi ni loi, qui n'obéissent qu'à celui qui paye le plus cher.
  • Et qui pourrait les avoir payé pour décimer les vôtres ? hasarda Izmeer.
  • Je ne sais pas, Jahad. Et ils n'ont pas pour habitude d'être particulièrement locaces. Ce sont des durs à cuire.
  • Kalaar, je t'en prie, appelle-le par son nom, quémanda Ashka. Et toi Izmeer, tu peux nous tutoyer, non ?

La Ligresse haussa les épaules alors que le mage répondit :

  • Très peu pour moi. Je ne tutoie personne. Question de principes.
  • Comme tu voudras, convint Ashka. Kalaar, les aurais-tu déjà travaillé au corps par le passé pour avoir cet avis si tranché ?

Mais Kalaar n'écoutait déjà plus. Alors qu'elle se dirigeait vers les habitations majaghanes, elle s'était retranchée dans un mutisme austère, habité de souvenirs amers et de deuils inachevés.

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