Touz (Partie 2)
Jamais elle n'oublierait leurs rires. Grossiers, monstrueux. Ils l'avaient rattrapée alors qu'elle s'enfuyait avec Sarian, et leurs deux derniers petits, Adula et Rasum. Ils avaient déjà capturé ou massacré la plupart des membres du clan Bir'Talis. Son mari, fort et intrépide, portait à bout de bras les frêles enfants ligres qui gémissaient de terreur. Des mains sales s'étaient jetées sur elle alors qu'ils traversaient l'oued tumultueux. Malgré sa vaillance, Sarian ne nageait pas bien. Les rapides le malmenaient et menaçaient de lui arracher ses trésors. Adula sanglotait. Rasum buvait la tasse en s'agrippant au cou de son père.
Jamais elle n'oublierait.
Les flèches qui sifflèrent au-dessus de sa tête. L'eau qui rougit de honte devant cette infâmie. Les mains qui l'immobilisaient et qui la forçaient à regarder l'horreur. Le corps de son mari, percé à mort. Ses enfants blessés, qui hurlaient en tentant de se cramponner au cadavre de leur père. Qui s'enfonçaient inexorablement dans les eaux brillantes. Ces cris qui se changeaient en gargouillis immondes, insupportables, implorant à l'aide, étouffant dans l'onde. Les petites mains qui se tendaient vers un espoir vain, vers une mère impuissante, tenue en laisse par des chiens inhumains. Le silence qui s'établit à la surface de l'eau. Pesant. Vide. Comme un trou béant creusé dans son cœur. Que rien ne saurait jamais combler.
Elle fut jetée avec ses jumeaux aînés, Nefir et Kefir, au fond des mines de Marhkun. Certaine qu'elle n'en réchapperait pas. Avec pour seule étincelle qui l'animait l'amour de ses deux derniers enfants. Mais même cette étincelle s'étouffa le jour où ils disparurent dans un glissement de terrain, dans les galeries sombres et périlleuses. Depuis son évasion, seule sa vengeance la guida. Pour elle. Pour sa famille. Pour son clan.
Kalaar avait tout raconté d'une traite. Sans pause, ni respiration. Elle évoquait son passé sans affect, comme étrangère à ces souvenirs. La mère qui avait tant perdu était morte, et ce n'était plus cette Kalaar qui narrait autour du feu tardif.
Ashka et Izmeer écoutaient dans un silence sépulcral. Ils avaient cherché des renseignements le restant de la journée parmi les tribus majaghanes présentes, et n'avaient trouvé rien d'intéressant. En désespoir de cause, ils avaient campé un peu à l'écart, en évitant toute proximité avec les Aspics de Fer. Là, Kalaar, qui s'était tue toute la journée durant, s'était mise à raconter. Elle l'avait confié avec le sentiment qu'ils devaient savoir.
- Je n'aurais de répit qu'une fois leur mort vengée, ajouta-t-elle. Quel qu'en soit le prix.
Ses yeux plongèrent dans les braises du feu de camp. Elle marqua une pause, inspira profondément.
- Par-dessus tout, gardez votre pitié, cracha-t-elle finalement. Ou je vous tranche la gorge dans votre sommeil.
Ashka dévisageait la Ligresse avec tristesse et compassion. Elle-même n'avait jamais connu ses origines, mais cela lui était moins douloureux que d'avoir tout perdu.
- Je... Je sais que cela tombe comme un cheveu sur la soupe, hésita Izmeer, mais... je meurs de faim. Pouvons-nous manger, sans vouloir vous offenser, dame féline ?
Ashka redouta un accès violent de Kalaar, mais à sa plus grande surprise, cette dernière n'eut même pas un sursaut. Elle se contenta de plisser les yeux, les transformant en deux fentes oblongues.
- Pour une fois, tu as raison. Un repas est nécessaire pour aider à digérer tout ceci.
Le repas se déroula sous un pesant manteau de silence, ponctué par les échos proches des habitants de l'oasis. Touz était baignée de la lueur argentée de la lune Imae, tandis qu'au loin Dares la bleutée se levait paresseusement.
- Je ne sais pas ce que vous avez déjà entendu au sujet de Nekhnesiris, lança Izmeer pour briser l'ambiance austère, mais ce que j'en ai appris est incroyable.
La remarque aiguisa la curiosité d'Ashka.
- Je suppose que n'importe quel mage possède ton savoir sur la question, Izmeer, non ? demanda-t-elle.
- Peuh, je ne suis pas n'importe quel mage, moi, madame. Je suis Izmeer In Raafi, illusionniste et élève de la prestigieuse école arcanique de Saalirraz !
- Détends-toi, Izmeer, souffla Kalaar en s'étirant. La dame voulait juste comprendre ce que tu savais de plus que les autres.
Izmeer était vexé, mais il prit quand même la peine de leur expliquer.
- Le Premier Empire jahad déclinait depuis des années, inexorablement, raconta-t-il. Comme tous ceux qui, face à un destin inéluctable, s'évertuent à en dévier la trajectoire, ma famille a invoqué le Nejheb, le Sablefeu dans votre langue. Une tempête qui a déchaîné sa puissance et qui a enseveli toute la cité. Une poignée de survivants réussit à fuir vers le nord. Ils franchirent les Pics de Dul Mordun et s'exilèrent en Evayle. C'est là-bas que je suis né et que j'ai vécu. J'ai étudié à Aranrhod et grâce à la Cour Sigillaire j'ai pu rejoindre l'école de Saalirraz. Mes parents m'ont enseigné que les mécanismes qui verrouillent la chambre forte du palais de Nekhnesiris sont liés au sang royal. L'héritage de ma famille gît dans ses ruines, et il est certain que le Soleil Antique y est aussi.
- Mais il y a toujours le Sablefeu. Comment allons-nous pouvoir le traverser ? demanda Ashka.
- Oh, c'est pire que cela. Le Nejheb est bien plus qu'une simple tempête de sable. Il est vivant, et hante le Dhazzem depuis lors.
- Foutaises ! railla Ashka.
- Non, il a raison, confirma Kalaar. Les Majaghans le craignent plus encore que les khajeraaz ou les morts rampants.
- Les morts rampants, en revanche, c'est du pur folklore bédouin, finit Izmeer en haussant les épaules.
Ils marquèrent tous une pause, alors qu'un oiseau de nuit vint se poser au-dessus de leur tête, hululant doucement.
- Et ça ne te dérange pas de réclamer l'héritage d'une famille qui prônait l'esclavagisme, et la domination par la peur et la répression ? reprit Ashka.
- Comme si les Jahads pouvaient concevoir les choses différemment... maugréa Kalaar pour elle-même.
- Je ne suis pas un fervent partisan de l'asservissement des peuples, mesdames. Je veux juste récupérer mon héritage car il me revient de droit.
- Sans te soucier d'où provient l'or qui a été amassé par les tiens ? ajouta l'Evaylienne en fronçant les sourcils. Les esclaves ont vu leurs terres et leurs biens saisis, tu t'en rends bien compte, non ?
- Je ne suis pas là pour faire justice, conseillère Ashka, répliqua Izmeer. Mais si cela peut vous rassurer, les richesses qui m'attendent là-bas vous seront également distribuées. Je compte investir ma part dans les recherches que j'effectue pour le compte de la Cour Sigillaire, afin de redorer le nom qui est le mien.
Kalaar soupira, l'or lui importait peu. Ashka valait peut-être un peu plus que ces Jahads, finalement. En apparence, du moins. Car qui sait ce qui animait réellement cette femme ? La Ligresse l'observa. Les flammes du feu dansaient dans ses yeux. La lueur miroitait sur son beau visage, lui donnant le teint orangé des sables du désert. Cette humaine était bien étrange, en vérité. Défendant des valeurs si différentes de ces contrées. Toujours animée de cette volonté de faire changer les choses. Seule comme une goutte d'eau dans l'océan, mais armée de la volonté d'une vague tout entière.
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