Touz (Partie 3)
L'oasis de Touz était suffisamment grande pour être délimitée en trois grands secteurs. Près de l'entrée, la place était réservée aux voyageurs et aux marchands. Les devantures se mêlaient aux tentes et aux campements de fortune des camelots et des explorateurs. Un peu plus loin, sur une butte accueillante surplombant l'étang turquoise, une bâtisse en pierre délimitait le consulat jahad de Menmerun. Administratif et austère, le lieu servait principalement à la résolution de litiges entre riches propriétaires jahads et bédouins. Autour s'étalaient les baraquements des diverses compagnies mercenaires en provenance de Lil Ahtur. Enfin, blottis à l'ombre des plus grands palmiers, les vastes quartiers majaghans occupaient la majeure partie restante de l'oasis.
Après une nuit lourde de sommeil et de songes, le groupe se réveilla entre deux colporteurs dont les marchandises étaient répandues à la va-vite sur des tissus colorés à même le sol. Des odeurs d'essences de bois exotique et d'épices capiteuses leur parvinrent. Ils durent plier rapidement bagage devant l'insistance des marchands à leur demander de jeter un œil à leur étal.
Alors qu'ils contournèrent l'étendue d'eau et son puit artésien, un vent doux apporta une tout autre saveur à leurs papilles. Provenant des quartiers majaghans, les fragrances suaves de halili, l'herbe-sable, emplirent les naseaux des trois compagnons. Ils arrivaient à l'heure du premier thé, l'heure idéale pour engager une conversation avec les bédouins.
- Donc, tu disais que tu savais qui chercher ? Peut-on savoir de qui il s'agit ? demanda Ashka à Kalaar.
- Nous allons voir l'ancien de l'oasis, le qadim, annonça la Ligresse. C'est un Majaghan qui a la responsabilité de donner la dar-al-buka, "l'onction du vent et du sable", à ceux qui souhaitent s'aventurer dans le désert. Les chefs de tribus doivent l'obtenir afin de s'attirer la faveur du désert lors de leurs voyages. Il fait partie de la tribu des Udalan.
- Mais le désert... ce n'est pas une personne ! répliqua Izmeer.
- Pour toi peut-être. Ici, le Dhazzem est une entité que l'on respecte et que l'on craint. Tu peux tenter de les convaincre du contraire, les Majaghans ne prêtent plus trop attention à l'arrogance jahad. Je parlerai au qadim. N'ouvrez la bouche que si je vous y invite.
Ils s'avancèrent devant la tente centrale, large salle semi-ouverte sur l'oasis. De nombreux coussins épais et moelleux étaient disposés sur le sol, accueillant avec hospitalité ceux venus visiter le qadim. Celui-ci donnait congé au même moment à trois guides de caravanes marchandes. Drapés dans leur tegelmoust, ces derniers n'eurent pas un regard pour l'Evaylienne, la Ligresse et le Jahad s'avançant à leur suite.
Kalaar fit signe à ses partenaires de quitter leurs chaussures avant de pénétrer sous l'abri du vieil ermite. Dans l'ombre parfumée des brumes d'une pipe à eau posée sur un guéridon de laiton, l'ancien préparait une autre théière de thé halili. Ils l'observèrent en s'installant : les gestes lents mais mesurés, maîtrisés sans l'ombre d'une hésitation ou d'un tremblement. Drapé dans un manteau majaghan couleur sable, l'homme avait la peau tannée d'un cuir de chèvre desséché par le soleil. Malgré ses yeux aveugles d'un blanc nacré, il percevait très nettement l'environnement et fit un signe d'accueil aux arrivants. Son crâne glabre était tatoué de mille et un enchevêtrements, de lunes et de soleils, qui couraient le long de sa nuque jusque sur le dessus de ses mains parcheminées.
- Je parle au nom de Dhazzem, et Dhazzem vous entend. Je suis Atar. Que puis-je pour vous ?
Frêle mais vibrante, comme lorsque le vent vient siffler en effleurant le sommet des dunes, sa voix exprimait davantage de sagesse que le simple sens de ses mots. Il remplit trois tasses d'un thé couleur d'ambre, encensant les invités de volutes délicieuses.
- Je te vois, Atar, et je vois Dhazzem au travers toi, répondit Kalaar. Nous venons chercher la dar-al-buka auprès de toi. Je suis Kalaar du clan Bir'Talis. Je suis accompagnée d'Ashka Bin Salaad, conseillère auprès du Padishah Melki In Malhoufi de Kuvalzum, et d'Izmeer In Raafi, mage de Saalirraz.
- La dar-al-buka, bien sûr... souffla-t-il en prenant une gorgée de thé. Tu es une Ligresse, n'est-ce pas ? Le vent m'a conté ton histoire.
Kalaar retint son souffle et fronça les sourcils. Ses vibrisses tremblèrent. Izmeer prit une gorgée de la boisson de son hôte, et ne put retenir son étonnement quand la puissance de ses fragrances déferla sur son palais.
- Quant à toi... reprit-il en se tournant vers Izmeer, Dhazzem a perdu la trace des tiens il y a bien longtemps. Mais Dhazzem n'oublie jamais rien. Il s'agit là de la véritable raison de ta venue, n'est-ce pas ?
- Oui, Atar, continua Kalaar. Nous cherchons Nekhnesiris. Izmeer est sur les traces de ses ancêtres pour laver l'honneur de sa famille.
Ashka fit une moue contrariée de ne pas avoir été considérée davantage. Le protocole jahad et le clinquant des titres royaux n'importaient en aucune façon les Majaghans. Elle prit nerveusement sa tasse de thé au parfum entêtant.
- Toi... tu te nommes comme les nôtres mais tu n'es pas d'ici, commença Atar en désignant du menton Ashka. Ce nom t'a été donné mais il ne t'appartient pas. Cette "Salaad" dont tu portes le nom n'est pas ta mère, n'est-ce pas ? Peut-être un jour te faudra-t-il trouver ton propre nom. Ou le gagner.
Ashka en eut le souffle coupé et écarquilla les yeux. Elle se retint de répliquer, se conformant aux instructions de Kalaar. Atar prit une gorgée de thé, et continua d'un ton placide :
- Je connais Nekhnesiris. Le sable n'a pas oublié. Ni la mort des esclaves des tyrans jahads, ni les cris des habitants dévorés par le Nejheb.
- Alors vous savez comment y aller ? lança Izmeer plein d'espoir.
Kalaar lui lança un air désapprobateur. Elle se retint de le rabrouer en déglutissant bruyamment une gorgée d'halili. Sa saveur l'envahit et adoucit immédiatement ses ardeurs.
- Oui. Et non, répondit Atar. Dhazzem sait. Ceux qui contemplent Dhazzem savent. Ils vous répondront.
- Qui sont-ils ? Comment les trouver ? demanda Ashka avec impatience.
Les yeux vitreux du qadim la fixèrent, son visage se froissant devant ces questions évidentes. Après un court instant, il reprit :
- La tribu que vous cherchez sont les Asharifane. Ils lisent Dhazzem depuis les mesas du Tjeb Alhilal. Vous devrez trouver vous-même la direction des pas de votre chemin. Puissent les vents du désert vous porter dans la bonne direction.
Il leva les bras et leva le visage vers le ciel en récitant :
- Nazimir it abin salifa alam aqawi. Je vous donne l'onction du vent et du sable. Puisse Dhazzem être clément avec vous. Merci de votre visite.
Ils se regardèrent tous les trois, incrédules. L'ancêtre ne pouvait pas les congédier ainsi, avec si peu d'indices.
- Mais comment pouvons-nous aller jusque là-bas ? s'inquiéta Izmeer en se levant. Et comment faire pour trouver ces... Asharifane ?
- Ainsi ai-je parlé, merci de votre visite.
Le ton ne trahissait pas la moindre équivoque. L'entretien était terminé. Le qadim s'était retourné, lassé des questions de ses invités. Quatre bédouins s'étaient rapprochés de la tente de l'ancien, visiblement prêts à évacuer les opportuns à la pointe de l'épée s'il le fallait. Kalaar leva les mains.
- Nous partons, déclara-t-elle. Merci Atar. Que Dhazzem soit clément avec toi aussi.
Ils quittèrent la tente sous le regard suspicieux des quatre Majaghans. Kalaar n'était pas surprise de l'entrevue, mais Izmeer et Ashka paraissaient déçus.
- Les qadims sont tous pareils, les rassura-t-elle. À peine quelques mots, encore moins de conseils. Mais le peu qu'ils disent est précieux.
- Quand même ! Son thé était peut-être un délice, mais il aurait quand même pu nous aiguiller un peu plus ! s'indigna Izmeer.
- C'est vrai que là, nous savons où aller mais pas vraiment comment, ajouta Ashka.
- Ne vous en faites pas, vous dis-je, répéta Kalaar. Nous devons trouver un guide ou une caravane qui se dirige vers le Tjeb Alhilal. Ça ne devrait pas poser de problème. Même s'ils sont moins nombreux que ceux qui vont sur vers les cités majaghanes du nord du Dhazzem, certains convois rejoignent Sutaam, sur les berges de l'Akh Alzalam.
- C'est vrai, confirma le mage, pendant mon éducation à Saalirraz, j'ai souvent entendu parler des caravanes qui faisaient escale dans cette cité au bord de la mer intérieure. Cela ne peut être qu'un bon point de départ.
Leurs recherches confirmèrent cette hypothèse. Après plusieurs tentatives infructueuses de rejoindre des expéditions, ils réussirent à discuter avec un marchand de soieries jahad nommé Tabib. Kalaar négocia leurs talents de gardes du corps pour accompagner le convoi.
Ils partirent sous la direction de Hadj, un guide majaghan, alors que le soleil s'élançait à la conquête du ciel, pénétrant dans l'immensité désertique du Dhazzem.
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