Dhazzem (Partie 1)
On oublie vite qui l'on est dans les sables du Dhazzem. Peu importe le passé, seul compte le présent. Ces instants dans lesquels la vie s'accroche, dans le souffle d'air respiré, la goutte d'eau bue, le pas posé sur la dune, qui peuvent être les derniers à la moindre inattention. Dans l'immensité aride, modestes et opulents sont égaux. Soumis aux caprices du désert, à sa rudesse intraitable, à son jugement implacable.
Kalaar aimait le Dhazzem autant qu'elle le détestait. Elle s'y était perdue, fuyant ses poursuivants et son propre désespoir. Elle n'y avait pas pour autant trouvé de réponse, seulement le silence des grands espaces. Ce silence qui la ramenait à elle-même, et à ses propres démons. La culture et le peuple qui l'accueillirent l'aidèrent à supporter l'insupportable, pour un temps du moins. Mais elle ne put renoncer à sa rancœur. Trop profondément ancrée dans son âme, ce fiel instillait en elle une haine croissante, comme une herbe vénéneuse empoisonnant l'esprit.
Elle fut finalement priée de quitter ses hôtes, car trop noire virait sa colère et trop obsédante devenait sa vengeance. Après quelques années passées auprès de Ceux-qui-courent-sur-les-dunes, elle n'était pas parvenue à plier l'échine face au Dhazzem, alors le Dhazzem l'avait rejetée. Aujourd'hui, elle n'avait pas le choix. Malgré ce poids toujours présent au fond de sa poitrine, elle défiait à nouveau les sables orangés de ces étendues sauvages et hostiles.
Ils s'étaient réparti les rôles de surveillance de la caravane. Ashka chevauchait pensivement à l'avant, aux côtés de Hadj le guide. Izmeer animait la conversation avec Tabib le marchand. Kalaar fermait la marche, derrière les dromadaires de bât. Cette situation isolée lui allait très bien. Son Ori voletait au-dessus d'elle, comme une lanterne blanche noyée dans la luminosité éblouissante du paysage.
Le Dhazzem s'étendait devant eux. Qu'on soit Majaghan ou pas, songea la Ligresse, on ne peut pas rester insensible à ce lieu. Les dunes ocre s'étalaient par centaines, par milliers tout autour d'eux, à perte de vue, comme un océan immobile et pourtant imperceptiblement mouvant. Suspendu dans le temps. Tout comme la vie qu'il abritait. Silencieuse, invisible, mais bel et bien présente. Bruissant parfois sur la crête d'une barkhane, de minuscules créatures se camouflaient pour échapper à la canicule.
Car à mesure de l'ascension du soleil, la chaleur s'accentuait, inexorablement. La fraîcheur humide de Touz avait laissé place à la fournaise étouffante de l'erg safrané. Le convoi était enveloppé par un souffle cuisant comme l'haleine d'un géant menaçant. Ils assistaient parfois à la naissance de bilajiin, des tourbillons de poussière, s'élevant comme des épouvantails pour les moins aguerris.
Composée d'une quarantaine de dromadaires, la caravane avançait depuis les premiers rayons du soleil. Vingt hommes et femmes, majaghans pour la plupart, cheminaient sur la piste invisible, conduits par le seul savoir de Hadj. Le guide bédouin, au visage perpétuellement drapé dans son tegelmoust couleur olive, avait décidé du chemin la veille au soir, en lisant dans les étoiles les meilleurs sentiers.
Trois octaves seraient probablement nécessaires pour rejoindre leur objectif : la cité de Sutaam. De là, Kalaar pourrait trouver un moyen de rejoindre les Asharifane, dans le Tjeb Alhilal. Entre temps, des étapes étaient prévues dans les oasis de Gabesh, Namerza et Tabili, pour le ravitaillement en eau potable en priorité, mais aussi pour les vivres et pour s'assurer de la praticabilité du chemin prévu.
Hadj connaissait bien le Dhazzem. Il le traversait depuis ses six ans et avait appris à le respecter durant toute sa vie. Parlant peu, donnant des indications claires et des ordres concis, ses intentions allaient toujours dans le sens de la survie des membres de son expédition. On le voyait peu sans son manteau, sauf à la nuit tombée, une fois le campement établi dans le creux d'une dune. Son visage était étonnamment préservé pour son âge avancé. Il conservait une noblesse naturelle et un port altier lui conférant une élégance humble. Derrière les boucles noires de sa chevelure, ses yeux d'ébène paraissaient percer les mystères des sentes longeant les siouf.
Parfois, lors des pauses au moment des heures les plus mortelles de la journée, une brise venait effleurer le sommet des ghourds. Comme un être dont la peau était léchée avidement, les sables gémissaient doucement. Les Jahads qui composaient l'entourage proche de Tabib ne cachèrent pas leur effroi devant ce phénomène. Certains prétendirent avoir entendu des esprits malins qui voulaient les égarer dans le désert. Hadj n'eut que faire de leurs remarques, il s'en amusa presque.
— Quel est ce prodige ? s'étonna Izmeer.
— Ce sont des dunes musicales, expliqua Kalaar. Le vent fait chanter le sable, parfois. Ils ne t'expliquent pas tout à ton école, on dirait.
— Les merveilles du désert sont pour beaucoup des mystères et bien peu de documents attestent des découvertes qui y sont faites, malheureusement, déplora le mage. Mais je compte bien faire changer tout cela !
— Je l'espère sincèrement, lança Ashka. Nous aurions tous à profiter des enseignements des Majaghans. Quel dommage que nous avons bâti nos relations avec eux sur des aprioris.
— Ce ne sont pas des aprioris, Ashka, tança Kalaar. Les Jahads lorgnent sur tous les territoires qu'ils peuvent accaparer. Heureusement, les bédouins n'ont pas le même sens de la propriété que les Jahads. De plus, ils savent très bien que quoi l'avenir leur réserve, le Dhazzem aura toujours le dernier mot.
Un des serviteurs du marchand vint leur proposer une théière de halili. Kalaar dévisagea le jeune homme : une quinzaine d'année tout au plus, l'allure d'un dromadaire famélique mais plus robuste qu'un acacia, il avait les traits du visage comme peints au pinceau : le visage osseux, le menton prononcé, le regard volontaire et le front haut, sous un turban bleu qui dissimulait avec difficulté une tignasse hirsute. Il s'appelait Talek, parlait peu, écoutait beaucoup et pour Kalaar – même si elle ne parvenait pas à se l'expliquer – sa présence était un véritable rafraîchissement.
Peut-être aimait-elle son aura timide et fuyante. Peut-être appréciait-elle quand le soir venu, après avoir nourri les bêtes, veillé à ce que son maître ne manque de rien, il parvenait encore à lui expliquer les étoiles. Peut-être simplement lui rappelait-elle ses jumeaux, Nefir et Kefir, dont l'absence l'élançait comme la douleur fantôme d'un membre amputé.
Talek avait une brillance dans les yeux, qui bouleversait Kalaar. Ne fût-il pas né homme majaghan, qu'il aurait été un bon Ligre, pensa-t-elle.
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