Dhazzem (Partie 2)

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Au crépuscule de la première octave de voyage, ils arrivèrent en vue des palmiers de Gabesh. Tâche verte perdue au milieu de l'immensité ocre, la petite oasis se lovait au fond d'une combe ombragée par de grandes dunes. L'air se radoucit comme déclinait le terrain, soulageant les accompagnants du cortège. L'ombre les accueillit avec une fraîcheur bienvenue.

Hadj se présenta au qadim des lieux, comme le voulait la tradition. La tribu des Tagarmat occupait actuellement les lieux, un modeste caravansérail bâti de pierres et de bois. Elle s'accommodait de la responsabilité de défendre l'édifice et d'assurer son entretien, jusqu'à ce qu'une autre tribu vienne prendre la relève.

Nombre de salles étaient encore vacantes, aussi chacun put se mettre à son aise. Tandis que Talek menait les montures aux enclos, les serviteurs de la caravane et les hôtes de Gabesh s'entraidèrent pour décharger les marchandises et les abriter dans les magasins. Après quoi, alors que l'obscurité grandissait et que les constellations se dessinaient dans le ciel, un grand festin fut dressé en l'honneur des arrivants.

  • Sont-ils toujours aussi bienveillants à l'égard des étrangers ? s'étonna Ashka.
  • Ce n'est pas de la bienveillance, Ashka, lui répondit Kalaar. C'est l'hospitalité majaghane. Tous sont bienvenus autour du partage du repas, car obtenir du Dhazzem qu'on puisse le traverser n'est pas anodin.
  • Tu connais vraiment bien les nôtres ! s'exclama Talek qui les rejoignit. Tu pourrais vivre avec nous, tu sais ?
  • J'ai déjà vécu avec les Itagane, il y a longtemps, soupira la Ligresse. Mais dis-moi, comment se fait-il que tu ne diriges pas tes propres caravanes ? Il me semble que tu as l'âge pour ça, non ?

Izmeer leva le nez de son écuelle fumante de chèvre rôtie aux fruits secs, attendant la réplique suivante.

  • Mon père me l'interdit, affirma le jeune majaghan. Je ne suis pas prêt. Alors je reste dans les caravanes, pour aider et pour apprendre.
  • Ton père... Hadj ?

Il hocha la tête à l'intention de la Ligresse.

  • Et ta mère dans tout ça ? tenta Ashka.
  • Ma mère est la cheffe des Daoussa, révéla Talek d'un ton peiné. C'est elle qui a décrété que je n'étais pas prêt. Ma tribu est probablement encore au Krak des Caravanes, sur la côte Nord d'Harkara. Cela fait des mois que je ne l'ai pas revue.

Kalaar était choquée de l'attitude que pouvait avoir les humains envers leur progéniture. Cruels rites de passage à l'âge adulte. Celle à qui on avait arraché la chair de sa chair, comme on rend infirme en tranchant les deux mains, ne comprenait pas ces jeux dangereux. Dans le clan Bir'Talis, les enfants étaient un cadeau du ciel. Une bénédiction. Il ne viendrait jamais à l'esprit d'un parent de se séparer volontairement de son enfant. La voie de l'apprentissage passait par la transmission du savoir et de l'expérience, par la parole et l'initiation. Jamais par la force de la séparation. C'était une aberration.

Elle regarda Talek décrire sa famille, tout ceci lui semblait tellement normal. Vivre loin des siens. Apprendre auprès d'autres. Cette distance, cette solitude. Peut-être que la vie dans le Dhazzem impliquait cette dureté culturelle. Mais Kalaar en avait le cœur serré. Elle réfreina le désir alouvi de serrer contre elle le jeune majaghan, de bercer ce gringalet trop vite grandi comme le drinn dans le lit d'un oued récemment vidé.

La nuit s'épaissit, et tout autour d'elle la place se vidait. Chacun regagna sa paillasse. Elle regarda s'éloigner Talek, qui tombait de sommeil.

  • Il est incroyable, ce gamin, n'est-ce pas ? murmura Ashka.

Izmeer s'était endormi, adossé à un palmier dattier, et sa respiration sifflait doucement, étouffée par son tegelmoust rabattu sur le visage. L'Evaylienne attisait tranquillement les braises ensommeillées, sans le moindre signe de fatigue sur le visage. Le soleil avait doré sa peau comme un petit pain. Elle n'en était que plus ravissante.

  • Il l'est, répondit la Ligresse. Mais ses parents sont des imbéciles. Même les Jahads ne traitent pas ainsi leurs mioches.

Elle était assise en tailleur devant les flammes, son Ori en lueur orangée sur son épaule. Son manteau majaghan à ses pieds, elle avait libéré sa silhouette de ces tissus inconfortables, même s'ils s'étaient avérés utiles dans la fournaise. Son corps félin ainsi disposé lui donnait une allure fantastique, les flammes dansant dans ses pupilles dilatées.

  • Tu es sévère. L'âge adulte ne lui fera pas de cadeau, il faut qu'il apprenne.
  • C'est moi qui suis sévère ? Sa place est auprès de ses parents, ce sont eux qui sont le plus à même de lui apprendre la vie et de le protéger.
  • Il faut croire que les bédouins sont ainsi. Tu l'aimes bien ce gosse, on dirait. Ça crève les yeux. Ton regard est magnifique quand tu le dévisages.

Kalaar recroquevilla ses genoux sous son menton. L'aura de son âme-esprit s'atténua, se teintant de grenat.

  • Il te rappelle tes enfants, c'est ça ? osa Ashka.
  • Tais-toi... Tu ne peux pas comprendre.
  • Non. Tu as raison. Je ne peux pas comprendre ce que c'est de perdre un enfant. Cependant, je sais ce que c'est de perdre la chance de pouvoir en avoir.

La Ligresse resta un instant immobile. Mais cette fausse indifférence fut trahie par un sourcil levé, un frémissement de vibrisses. Sans attendre la permission de continuer, l'Evaylienne enchaîna.

  • J'étais la maîtresse d'un pirate. C'était un vrai tueur. Un pilleur. Un seigneur des mers de l'ouest d'Harkara, qui saignait à blanc les navires marchands qui avaient l'audace de nous croiser. J'étais fascinée par sa sauvagerie indomptable. Il souhaitait m'engrosser, comme on saillit une jument. Et quand il s'est aperçu qu'aucune de mes grossesses ne parvenait à son terme, j'ai découvert son vrai visage. Un homme passionné par la violence, par le sexe, et par l'or. Égoïste, orgueilleux, et sans aucune considération ni pour son équipage, ni pour ses proches. Il prenait, tout. J'étais écœurée. Par ma vie et par moi-même. D'avoir pu croire à ses mensonges. D'avoir espéré bâtir ma vie sur du vent et du sang. Alors je suis partie. Loin. Je me suis engagée dans l'armée et j'y ai gravi les échelons. La suite, tu la connais.

Ashka releva la tête, et, dans ses iris d'émeraude, Kalaar aperçut quelque chose qui lui fendit le cœur.

  • Je ne pourrais jamais comprendre la douleur de ta perte, conclut-elle. Mais je ne connaîtrais jamais le bonheur que tu as pu partager avec tes enfants. Je ne sais pas quel est le pire, finalement.

La féline fut envahie d'un sentiment qu'elle n'avait pas éprouvé depuis bien des lunes. Mélange étrange de frisson et de chaleur, d'amertume et d'empathie. Si insolite. Si apaisant. Comme une chaude brise soufflant sur un hiver trop tardif.

Une main caleuse vint se poser sur son épaule. Ashka s'était accroupie près d'elle. Kalaar ne frémit pas à son contact, ni ne le repoussa comme à son habitude. Elle se laissa faire, et, à sa propre surprise, s'y laissa aller.

Dans le secret feutré de leur silence, les deux femmes finirent par s'endormir l'une contre l'autre. Dares et Lok se couchèrent, satisfaites de la scène dont elles avaient été témoins depuis les cieux.

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