Dhazzem (Partie 3)

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Après une journée de repos à Gabesh, le convoi reconstitua ses réserves de vivres et d'eau. La deuxième étape les rapprocherait des montagnes du Tjeb Alhilal, mais les ferait aussi pénétrer dans les zones les plus hostiles du Dhazzem. Outre l'omniprésence de la touffeur assoiffante, les bédouins les plus expérimentés y redoutaient les habub – ces soudaines tempêtes de sable et de poussières, desséchantes et mortelles – et les prédateurs sauvages.

Hadj décida du départ à l'aube, puis la tribu Tagarmat les saluèrent d'un adieu fraternel. Ils prirent la route du nord, remontant les pentes des hautes dunes entourant l'oasis. Chacun reprit sa place en silence. La récente halte disparaissait derrière eux et ses bienfaits s'effritaient peu à peu face à la mer de vagues ocre s'étendant à l'infini.

Kalaar évitait Ashka depuis le soir de leur étape. Elle s'était réveillée aux aurores et s'était sentie honteuse, souillée de sa propre faiblesse à l'égard de l'Evaylienne. La Ligresse avait baissé sa garde, et cette diablesse aux yeux verts en avait profité pour l'apitoyer sans crier gare. Oubliant jusqu'à sa peine, Kalaar avait ressenti ce vide en miroir du sien, et la vulnérabilité qui en résultait. Mais elle avait ouvert les yeux sur son comportement et s'était sentie détestable aux yeux de ceux qui hantaient sa mémoire. Elle était possédée par ce devoir de haine, de vengeance, pour sa famille, pour les Bir'Talis. Cette fragilité l'éloignait de ses certitudes et ce n'était pas tolérable.

Kalaar resta donc en retrait, prétextant des occupations diverses qui la laissaient seule. Ashka ne parut pas s'en offusquer, même si la Ligresse décela une pointe de déception voiler son visage. Après tout, ce n'était qu'une humaine. Que pouvait-elle comprendre aux abîmes de son âme ? Son Ori paraissait troublé, hésitant. Une lueur verte inhabituelle l'animait.

De son côté, Izmeer continuait de faire la conversation à Tabib le marchand, dont il appréciait la compagnie. Il s'avéra que le soyeux était aussi collectionneur de minéraux rares, au grand étonnement du mage. La source de connaissances qu'ils échangèrent lors de leur discussion était intarissable.

La caravane avançait en direction de l'oasis de Namerza. Hadj avait prévenu les voyageurs que celle-ci était beaucoup plus petite et qu'elle ne disposait pas des aménagements confortables de Gabesh. Elle permettrait seulement une soirée de repos et surtout un approvisionnement d'eau nécessaire.Lente et monotone, l'avancée le long des crêtes des dunes dans les profondeurs du Dhazzem offrait une sérénité qui laissait chacun face à soi-même, inéluctablement. Une introspection forcée par la démesure de cet environnement.

D'aussi loin que portait son regard, Kalaar ne distinguait que le sable du désert. L'immensité de cet océan orangé la ramenait à l'insignifiance de leurs existences à tous, tout aussi impuissants et vulnérables que des marins perdus dans la tempête. Soulevé de la crête d'une dune par une légère bourrasque, la poussière ocre dessina de gracieuses arabesques dans l'air puis vint caresser son visage. Seuls le pas feutré de leurs montures troublait le silence autour d'eux. Parfois, l'écho d'une stridulation solitaire ou le cri d'un rapace invisible parvenait jusqu'à eux, seules preuves intangibles de vie dans ce lieu mortel.

Lok put parcourir une lunaison complète avant que Hadj ne commence à pressentir une menace en sourdine. Invisible, dormante, pourtant épiant le défilé au loin. La crainte se propagea rapidement dans les rangs, rendant les bêtes et les hommes nerveux et agités.

Ce n'est qu'en arrivant en vue de Namerza qu'ils comprirent. D'un geste alarmé, Izmeer désigna les palmiers couchés par dizaines, certains brisés, comme arrachés par une main gigantesque. Kalaar et Ashka dégainèrent leurs armes en se rapprochant de l'oasis, alors que tous constataient avec effroi les traces de sang séché qui balafraient les troncs et les rocs. Alors qu'un bédouin s'approchait pour désaltérer sa monture, il poussa un cri de terreur : trois cadavres pourrissants flottaient au fond du puits. L'eau était polluée. L'identité de l'auteur de ce violent massacre ne laissait que peu de doutes. Les tentes majaghanes à moitié brûlée, les nombreux cratères dans le sol aux alentours, les traces serpentines dessinées sur le sable... Hadj fit arrêter brusquement la caravane.

  • Khajeraaz ! cria-t-il, les yeux déformés par la terreur.

Un khajeraaz... la tempête aux cent épées. La malepeur du Dhazzem. Le fléau majaghan. Un prédateur immense et insatiable. Le guide ordonna le départ du convoi sur-le-champ. L'eau n'était pas potable et la bête ne devait pas être loin. Il fallait s'éloigner à tout prix de l'oasis ravagée.

Alors que le trot précipité des dromadaires les éloignait du carnage, un son cristallin résonna depuis le sol, à quelques mètres sous leurs pas. Comme le bruit creux d'une main gantée cognant un vase en verre. Le son de la marche des montures était amplifiée, démultipliée. Kalaar sentit qu'ils venaient de secouer le fil d'une toile dont la monstrueuse araignée allait émerger des profondeurs.

Hadj fit accélérer le rythme de la cohorte, désormais galopante, soulevant la poussière derrière eux. Ashka rejoignit Izmeer, tandis que Kalaar regroupait les retardataires. Soudain, à quelques mètres devant elle, un dromadaire de bât s'enfonça profondément, accompagné d'un bruit de miroir brisé. L'animal se débattait, prisonnier d'un traquenard qui l'aspirait inexorablement, comme une mouche piégée dans le tourbillon d'une clepsydre. Sa détresse ne faisait que le condamner davantage, malgré les trois hommes tirant sur ses rênes pour l'extraire de ce mauvais pas. Ceux-ci finirent par abandonner leur bête, à regret, non pas pour l'animal lui-même, mais pour les outres pleines d'eau qu'il transportait. Alors que Kalaar les enjoignit de rattraper le reste du convoi, les râles du dromadaire furent définitivement étouffés alors que le sol se refermait sur lui.

Leur course frénétique continua jusqu'au lever d'Imae, qu'Hadj perçut comme un présage d'apaisement. Ils avaient sillonné le désert tout le jour durant, ainsi qu'une partie de la nuit, à la faveur de la luisance sélène. Le tambour vitrifié que leur progression avait animé s'était tu depuis des heures, et tous espéraient avoir semé le danger. Le prédateur tapi dans les entrailles de la terre n'avait pas daigné se montrer. Probablement qu'il eut l'estomac suffisamment plein pour ne pas s'y intéresser davantage.

Une autre menace fit son apparition lors du bivouac, ce soir-là. Tarek et Hadj estimèrent que les ressources en eau pour la prochaine étape allaient être insuffisantes. La quantité d'eau perdue et l'absence de ravitaillement possible à l'oasis de Namerza les handicapaient gravement. La situation était d'autant plus critique qu'ils s'étaient écartés de leur itinéraire vers le sud, chemin qu'ils devraient rattraper en sens inverse pour rejoindre l'étape suivante.

Izmeer déplora que la magie qu'il contrôlait n'était d'aucune utilité. Tant d'années d'études pour être finalement aussi dispensable, ironisa Kalaar intérieurement. La seule aide qu'il put apporter fut de calmer les bêtes et les serviteurs effrayés.

Avec le conseil d'Ashka, Hadj ordonna la discipline à adopter par la caravane afin de résister aux jours à venir : marcher la nuit durant, s'arrêter une grande partie de la journée, progresser plus rapidement pendant la fraîcheur nocturne, en consommant le minimum d'eau. Ils auraient peut-être un espoir de survivre jusqu'à l'oasis de Tabili, si Oumim et Toumim veillaient sur eux.

La caravane poursuivit une marche forcée, s'arrêtant juste avant que le soleil ne monte trop haut dans le ciel. Transis de fatigue, tous s'abritèrent du soleil dans leurs tentes, s'échouant dans un sommeil sans rêves, plombé par leur moral en berne, au milieu de cet océan de désolation.

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