Dhazzem (Partie 4)

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Pénible. Éreintant. Usant le mental autant que le corps. La caravane jadis sereine avançait désormais avec la mort sur les talons. Soleil naguère brûlant, aujourd'hui dardant ses rayons caniculaires comme autant de dagues fatales, attendant de frapper les plus faibles.

Le jour se résumait à l'économie des forces, à la restriction, au repos – si tant est qu'on puisse se reposer dans ces conditions – et à la restauration. La nuit était une course contre le temps. Sous les ordres de Hadj, le voyage s'était mué en compétition où l'enjeu n'était pas moins que la survie elle-même.

Cette précipitation inhabituelle pour le maître du convoi rendait difficile l'anticipation des dangers du Dhazzem. Ashka dut changer de monture, son dromadaire foudroyé par le venin d'un aspic brun. Un serviteur fut piqué par des scorpions et mourut en quelques instants, l'écume aux lèvres. Izmeer eut plusieurs fois des malaises, causés par son entêtement déraisonnable à vouloir économiser l'eau sur ses propres rations.

  • Ne soyez pas stupide, Jahad ! lui avait asséné Hadj, sortant de son silence habituel. Buvez votre part comme les autres. Vous ne nous serez d'aucune utilité une fois mort.

Talek rassura Izmeer en le remerciant de sa bonté d'âme, mais le pria d'écouter son père, en l'occurrence.

Kalaar scrutait l'horizon. La Ligresse n'était toujours pas assurée de la disparition du danger qui avait ravagé l'oasis de Namerza. Jamais elle n'avait vu de khajeraaz de ses yeux. Les Itagane lui avaient décrit les saccages provoqués par ces créatures. Cela avait suffi à la rendre méfiante au point d'en suspecter la trace à chaque dune franchie.

Dans une succession de jours et de nuits aliénants, le voyage se poursuivait à un rythme effréné. La fatigue les gagnait un peu plus chaque instant, rongeant aussi sûrement leur endurance que la rouille émoussait la plus tranchante des épées. Personne ne parlait plus d'autre chose que de boire. Fantasme dérisoire pour les uns, espoir obsédant pour les autres. Chaque outre vidée rapprochait les hommes de la cruelle vérité. L'hypothétique fin devenait de plus en plus tangible, palpable, terrifiante.

Seul le paysage restait constant, invariable, implacable. Ciel bleu de plomb, sur montagnes poussiéreuses de safran. Parfum de mort porté par des vents litaniques. Au loin pourtant, finirent par se dessiner les hautes mesas du Tjeb Alhilal, géants granitiques décapités, miroitant dans les mirages du désert. Cette vision n'apporta pas de réconfort aux voyageurs, tant ils étaient absorbés par leur pulsion de survie, leur esprit réduit à leur plus simple appareil, leur instinct limité aux réflexes animaux ou peu s'en fallut.

D'autres dromadaires moururent. Peu leur importait. Ceux-là ne portaient pas d'eau. Elle seule avait de l'importance.

Toujours rien en vue. Tout comme ces explorateurs qu'elle avait croisé sur les flots, avait conté Ashka un soir autour du feu. Et pourtant ils n'avaient pas perdu espoir.

Mourir entouré par la mer, ou entouré de sable, quelle différence après tout ? pensa Kalaar. L'Evaylienne avait sans doute raison. Même Kalaar commençait à douter de leur survie, de sa propre survie. Refermée sur elle-même depuis des jours, parlant peu. Elle se repassait inlassablement ses souvenirs, le visage de ses amours, la mémoire de son clan. Toutes ces images dont la remembrance lui était devenue essentielle, presque autant que de boire. La Ligresse avait cette étrange impression qu'au seuil de sa disparition, il fallait qu'elle se raccroche aux vestiges de son bonheur passé. Hantise de perdre encore une fois ce qu'elle chérissait par-dessus tout, qui lui était plus précieux que la vie elle-même.

Plus des trois quarts du stock d'eau restant avait disparu. En continuant à ce rythme, ils pourraient tenir quatre jours. Peut-être un peu plus une fois les réserves épuisées. La nourriture était aussi rationnée, car dans la même mesure, il n'y allait bientôt plus en avoir assez.

Deux autres serviteurs ne se relevèrent pas au soir suivant. Leur bouche craquelée, entrouverte, figée dans la déglutition d'une gorgée qui jamais ne vint étancher leur gosier. Leurs corps furent rendus aux sables, puis la procession reprit mécaniquement.

Trois jours encore s'écoulèrent, égrainant le sable sous leurs pieds comme dans l'ampoule d'un sablier. La soif déchirait la poitrine de chacun, l'épuisement guettait toutes et tous. Puis, sur la dernière crête, alors que la nuit mourrait dans le creux des barkhanes, Hadj pointa l'horizon. Une tâche était apparue. Timide de prime abord, elle s'effaça alors que le convoi avançait, évanescente dans les miroirs de chaleur. Attisant l'espoir dans le cœur, puis l'évaporant, jouant avec les nerfs de tous comme un chat avec une souris.

Imperceptiblement, tous accéléraient vers ce point de mire fugace. Leur souffrance disparut, momentanément oubliée, à moins que ce ne fut justement elle qui les firent courir, emportés par un ultime effort vers un salut incertain.

Là, après des heures d'errance, de fuite vers ce mirage, ce qui n'était qu'une tâche se révéla être une oasis. Tabili. Enfin. Les cris de joie déchirèrent le silence du désert. Une hystérie collective enfiévra la caravane. Peut-être leur destination avait-elle subi le même sort qu'à Namerza, mais Kalaar n'osa y penser. S'élançant sur les derniers arpents, elle laissa éclater un rire nerveux, libérant la tension qui la tenait debout depuis tous ces jours de marche.

Ce n'était pas un mirage. Tabili était vaste, verdoyante, fraîche et accueillante, pour ces corps meurtris par la déshydratation et la fatigue. Une grande palmeraie entourait un lac turquoise scintillant dans la lumière déclinante. Certains tombèrent à genoux, remerciant les Déesses. D'autres plongèrent la tête dans l'étang, buvant à grandes goulées le liquide dont ils étaient si assoiffés. Hadj et Talek furent les derniers à entrer dans l'oasis, sous les salutations inquiètes de la tribu hôte, les Telledim. Voyant l'état des arrivants, ils accoururent, guidant hommes et bêtes vers l'étang bienfaiteur.

Rejoignant Ashka et Izmeer dans ces libations de bienvenue, Kalaar soupira de soulagement. Ce n'était pas un si grand mal finalement que de profiter de ce miracle. Le Dhazzem avait daigné placer cet asile sur le chemin de leurs errements, les sauvant de justesse de la cruauté impitoyable du désert. La Ligresse, animée par une étrange extase, étreignit Ashka d'une force tendre, les larmes aux yeux. Talek les éclaboussa en exultant, projetant cette eau si précieuse tout autour de lui, tout sourire après la longue épreuve qu'ils venaient de surmonter. Innocent ignorant les futurs obstacles qui se dresseraient bien assez tôt.

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