Tabili (Partie 1)
Se souvenir est essentiel, savoir oublier aussi.
Proverbe majaghan
L'oasis de Tabili fut une bénédiction pour le convoi mis à mal par les affres du Dhazzem. Le récit des exploits de Hadj et de sa cohorte fit le tour de la tribu Telledim, les gardiens du caravansérail. Tant et si bien que tous furent choyés et soignés comme s'ils faisaient partie de la même famille. Jahads, Majaghans et même Kalaar, la seule Ligresse, furent l'objet d'une hospitalité et d'une chaleur sincère et amicale. Bien que tous avaient grandement soufferts de la soif, le régime alimentaire riche et les onguents hydratants remirent sur pieds rapidement les plus fourbus.
Hadj fit un bilan cruel de cette épuisante étape : cinq serviteurs décédés, quatre gravement affaiblis, trois dromadaires morts et deux en mauvaise santé. Il leur faudrait probablement rester un jour ou deux de plus que prévus pour rétablir les plus durement touchés, afin d'être en mesure de les raccompagner à Sutaam. Là-bas, ces derniers pourraient aller dans les dispensaires finir leur convalescence.
Le qadim l'attendait depuis leur arrivée et s'enquit avec inquiétude de l'état des siens. Kalaar assista à l'entrevue et partagea le thé halili avec un plaisir non dissimulé.
La peur de la mort de la veille s'était envolée. L'insouciance avait même regagné les rangs, baignant le visage de Talek lorsqu'il s'amusait avec d'autres gamins de son âge. Kalaar observait sa métamorphose de loin, rassurée de constater que la dureté de son éducation n'avait pas projeté définitivement l'enfant qu'il était encore dans le monde cruel des adultes.
Tabili était une oasis comparable en taille à celle de Gabesh, à ceci près qu'elle possédait en plus des cultures d'herbe-sable et d'aromates, ainsi que de céréales. Le tout était irrigué par un ingénieux système de noria et de drains répartissant l'eau précieuse sans le moindre gaspillage. Des prés abritaient également quelques têtes de bétail qui paissaient paisiblement.
Ashka revint vers la Ligresse et toutes deux s'occupèrent d'Izmeer, dont la santé avait souffert des privations. Le Jahad restait au frais, dans l'ombre des pièces du caravansérail, où les courants d'air ravivaient son teint devenu maladif. Une soigneuse majaghane vint le soutenir, lui administrer des cataplasmes et masser sa peau tannée par le soleil. Tout d'abord rétif, puis prude, il se laissa finalement faire par les habiles mains de la femme du désert.
- C'est bien la première fois qu'une femme me fait cet effet ! se surprit-il à observer une fois que celle-ci eut tourné les talons.
- Tu n'as pas connu beaucoup de femmes, on dirait, plaisanta Ashka.
- Certes non, déplora-t-il. Il faut dire que je ne m'y suis pas autant intéressé qu'à la lecture des grimoires et au maniement des arcanes magiques.
- Tu perds quelque chose, tu peux me croire.
Izmeer se contenta de hausser les épaules. Il lissa sa barbiche mal entretenue tout en regardant par l'embrasure de la porte celle qui lui avait prodigué ces remèdes si agréables.
- Elle s'appelle Tafna, si ça t'intéresse, ajouta nonchalamment Kalaar. Si tu veux, je peux lui dire que tu es encore très souffrant et que tu as besoin...
- Ça suffit ! coupa le Jahad. Ce n'est pas ce que vous croyez. J'apprécie sa sollicitude, voilà tout.
- Voyez-vous ça, persifla la Ligresse. Tant pis pour toi, Izmeer. Il n'y a pas de mal à prendre un peu de plaisir de temps en temps.
Ashka leva un regard étonné vers sa partenaire. Kalaar s'en aperçut. Elle s'interrogea. À quand remontait la dernière fois où elle avait éprouvé du plaisir, de la joie ? De quand datait la dernière fois où elle se laissa aller à sourire d'un rien, s'émerveiller d'un instant, jouir d'une futilité ? Cela lui parut si loin, si inaccessible. Cette Kalaar était bien différente. Peut-être voulait-elle s'en persuader.
Hadj conversait beaucoup avec son fils. La langue du guide majaghan s'était déliée depuis qu'ils étaient arrivés à Tabili et il considérait avec beaucoup plus d'attention son enfant qu'au début du voyage. À ses yeux, Talek avait-il fait ses preuves ? De quel genre de preuve avait besoin un Majaghan pour décréter que son enfant était un adulte ?
- Les femmes décident, chez les Majaghans, raconta Tafna le soir venu.
La jeune femme possédait le teint buriné des Majaghans. L'ovale de son gracieux visage encadré par les boucles grises de ses cheveux, enroulés dans un foulard de soie coloré. Une certaine complicité s'était tissée entre elle et Izmeer, bien que celui-ci réfuta tout autre sentiment. Ashka et Kalaar appréciait la simplicité et l'honnêteté dont elle faisait preuve. De son côté, Tafna se plaisait à partager son savoir de guérisseuse auprès d'étrangers si avides d'échanger avec elle. Elle glissait sans gêne d'un sujet de conversation à l'autre et se confiait avec une sincérité franche. Même si elle ne parut pas attirée par Izmeer, elle comprit rapidement son béguin sans pour autant en jouer.
- Les tribus sont de grandes familles où les femmes décident et les hommes guident, ajouta Tafna. C'est une des raisons pour laquelle les bédouins se marient rarement avec des étrangers. Peu d'entre eux se font à l'idée qu'une femme puisse commander.
Elle avait appuyé sa dernière phrase en souriant timidement, les yeux perdus dans les braises. Un agneau à la broche rôtissait doucement, la graisse juteuse coulant sur le feu en de petits crépitements odorants.
- Il y a longtemps, déclara Kalaar, les Itagane m'ont envoyée auprès de l'amie d'une imzad, une lectrice des étoiles, qui s'était exilée pour suivre son mari jahad à Kuvalzum. Cela doit donc bien arriver.
- C'est vrai, convint Tafna. Mais si elle a choisi l'exil, sans doute est-ce parce que son mari n'a pas été accepté par la cheffe de tribu, n'est-ce pas ?
La Ligresse acquiesça.
- L'exil est une chose terrible pour les miens, poursuivit la Majaghane. Son amour pour lui devait être incroyable.
- Mada est une femme singulière. Elle m'a souvent tirée de mauvais pas à Kuvalzum.
- Il est rare de vous entendre parler de vous-même, Kalaar, remarqua Izmeer. Vous êtes plus énigmatique que les mystères les plus opaques que j'ai étudiés durant ma vie.
- Peut-être te manque-t-il encore quelques années d'étude pour comprendre que certains mystères ne souhaitent pas être percés ? railla Kalaar.
La remarque acerbe jeta un froid entre les quatre individus. Consciente d'en avoir trop dit, la Ligresse se leva en silence et se retira dans l'ombre des palmiers dattiers. Ashka la suivit, mais ne parvint pas à la retrouver à la lueur des étoiles. C'est le cœur peiné qu'elle rejoignit sa couche, laissant un Izmeer gêné près de Tafna.
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