Tabili (Partie 4)

5 minutes de lecture
  • Il était à moi ! rugit Kalaar.

Son cri de haine et de frustration emplit la scène. Elle s'était jetée sur l'Evaylienne, l'empoignant par le col avec fureur.

  • C'était à moi de le tuer ! reprit-elle. Tu n'avais pas le droit de me le prendre ! Il avait le sang de ma famille sur les mains ! Sa chair m'appartenait !
  • Arrête, Kalaar ! s'étrangla Ashka. Reprends-toi, bon sang ! Qu'est-ce qui t'arrive ?

Izmeer les avait rejointes, l'inquiétude sur le visage.

  • Tu n'avais pas le droit de te mettre entre lui et moi ! continua Kalaar. Sa vie me revenait !
  • Il suffit ! cria le mage.

Surprenant toute l'assemblée, il incanta un sortilège, signa d'étranges symboles dans les airs avec sa main droite, puis pointa Kalaar. Une sphère translucide d'énergie intangible en émergea, grosse comme un poing et frappa la Ligresse. Celle-ci se raidit, les yeux agrandis de stupeur. Paralysée et incapable de parler, elle relâcha sa prise, la laissant tomber dans la poussière.

  • Tu as mis tout le monde en danger ! ragea Ashka. Tu aurais pu toi-même y passer, sombre idiote ! À quoi bon te venger si tout le monde meurt ? Si toi, tu meurs ?
  • Ça va, Ashka ? demanda Izmeer en se rapprochant prudemment.

Elle n'entendit pas le Jahad, tant la colère l'avait envahie. Son épaule ruisselait de sang, mais sa douleur paraissait toute autre. Cinglante comme une gifle, la vérité ainsi mise à nue l'avait glacée.

  • Ta vendetta personnelle ne compte pas plus que ma vie, celle d'Izmeer ou celle des autres ici ! continua Ashka. Mission ou pas, la prochaine fois que tu nous mets dans une situation pareille, je te tue de mes mains !

Seuls les yeux de Kalaar pouvaient bouger. Son corps tétanisé restait figé et, comme une sentence amère pour son comportement égoïste, elle était condamnée à écouter les lourds reproches de sa partenaire sans pouvoir y répondre.

Talek se précipita à ce moment-là, les yeux emplis de larmes.

  • Aidez-moi, mon père va très mal !

Guidés par le jeune homme, Ashka et Izmeer se ruèrent vers Hadj, allongé au sol. Son visage était grisâtre, et son corps baignait dans une mare de sang. Tafna la guérisseuse les rejoignit. Elle ausculta les blessures, et son air désespéré ne fut pas de bon augure.

  • C'est trop tard. On ne peut plus rien faire, souffla Tafna. Écartez-vous, laissez les derniers mots de ce père pour son fils. Il rejoint les sables d'au-delà du Dhazzem.

L'enchantement ayant contenu la rage de Kalaar se dissipa, puis elle tomba à genoux. Autour d'elle, les Majaghans s'affairaient à apaiser les maux de la bataille. Un homme vint à elle pour bander ses plaies et éponger le sang souillant son pelage. Elle se laissa faire mollement, sa frénésie l'ayant laissée exsangue. Ses deux compagnons la rejoignirent en la regardant sévèrement.

Tous se rassemblèrent autour du feu qui quelques instants auparavant éclairait un festin partagé dans la chaleur et la paix. Les deux Aspics de Fer encore en vie furent priés de partir de Tabili dans l'heure, sans leur guide, qui fut soulagée de cette charge indésirable. Les bédouins et les serviteurs de la caravane finirent d'harnacher les dromadaires de bât, n'attendant que les indications de leur meneur. Ashka supervisait le départ, tandis que Izmeer et Tafna discutaient doucement, leur visage réchauffé par les braises.

Kalaar avait le regard perdu dans les flammes. Toutes ces dernières années n'avaient été vécues que pour cet instant volé. Ses sentiments se brouillaient et se confondaient. Elle se noyait dans une profonde hébétude dont elle ne parvenait pas à saisir le sens, dérivant comme un navire sans gouvernail.

Finalement, Talek se rapprocha d'eux la mine basse et le visage creusé.

  • Mon père, Hadj, s'en est allé, déclara-t-il d'une voix cassée. Il va reposer en paix dans l'oasis, désormais.

Ashka s'empourpra à nouveau.

  • Tu es satisfaite, Kalaar ? Sans ton intervention, Talek aurait encore un père, et nous aurions encore un guide pour traverser le désert !

Talek leva la main et fronça les sourcils.

  • Laissez, Ashka. Ce qui est fait est fait. Ce qui est arrivé est terrible. Mais tout ce qui survient est écrit dans le sable du Dhazzem. C'est ainsi, et personne n'y peut rien.

L'Evaylienne jura, puis se rassit nerveusement. Le fatalisme majaghan ne s'entachait d'aucune rancune, aussi incroyable que cela pouvait paraître pour un étranger.

  • Pour ce qui est de la caravane, je vous mènerai à Sutaam, annonça Talek. Il ne nous reste que quelques jours de traversée avant d'arriver à notre destination. Je dirigerai.
  • Tu vas y arriver ? demanda Izmeer.
  • Il le faut. Mon père m'a préparé à ce jour depuis longtemps, même si j'espérais qu'il ne surviendrait que bien plus tard.
  • J'ai parlé au qadim, reprit Tafna qui revenait du caravansérail. J'accompagnerai votre convoi jusqu'à votre destination pour m'assurer que les plus faibles d'entre vous survivent pendant le voyage.
  • Alors c'est entendu, trancha Talek avec un sérieux inhabituel. Nous partirons dès les préparatifs achevés. D'ici-là, je vous conseille de vous rendre utiles, afin d'éviter de ressasser les derniers évènements. Cela ne vous apportera que du mal.

Ces derniers mots étaient pour Ashka bien sûr, mais surtout pour Kalaar. Cette dernière releva le menton, détournant la tête du regard furibond que lui lançait l'Evaylienne. La Ligresse hocha la tête à l'intention du jeune majaghan, dont l'intronisation forcée était la conséquence dramatique de sa faute. Quelque chose se brisa en elle, à l'instar de la fragile et innocente relation qui la liait à cet homme à peine fini. Il ne la considèrerait jamais plus que comme ce qu'elle était devenue, la responsable de la mort de son père. Même si ce n'était pas elle qui avait manié la lame, le sang versé l'avait été par sa forfaiture, par son égoïsme et par sa soif de vengeance.

Avec l'aide de quelques Majaghans, Talek enterra son père, ainsi que d'autres victimes des combats. Des membres de la tribu Telledim, ainsi que des serviteurs de la caravane. Le qadim l'assista dans les rituels funéraires. Quelques chants à la sonorité grave et tragique, accompagnés par une flûte d'acacia et des tambourins en peau de chèvre. La cérémonie était humble et simple, mais pleine de révérence et de respect. Une fois les corps inhumés, ils laissèrent le jeune homme prier pour son père seul quelques instants.

La caravane ainsi réduite fut prête, hommes et dromadaires chargés et équipés alors que la nuit cédait peu à peu la place à l'aurore. Talek prit la tête du convoi, salué par les Telledim. Kalaar reprit sa place, plus par volonté de solitude que par habitude. Ils franchirent le seuil de l'oasis dans un silence tourmenté et retournèrent inlassablement à leur voyage dans l'impitoyable Dhazzem.

Annotations

Vous aimez lire Fidèle L. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0