Sutaam (Partie 1)
Qui longtemps rêve, son ombre devient.
Proverbe majaghan.
À l'abri des mesas du Tjeb Alhilal, le vent s'était tu. Les jours n'en étaient que plus cuisants. Plus silencieux. Plus mortels. L'ombre était une denrée plus rare encore que l'eau. Les façades de pierre nue, en versants abrupts, s'offraient au soleil tout au long de sa course dans le ciel et réfléchissaient sa chaleur comme les briques d'un four à pain.
Le paysage s'était métamorphosé peu à peu, depuis leur départ de l'oasis verdoyante de Tabili. Les plateaux envahirent l'horizon et les dunes s'aplanirent, le sable se changea en pierres et en graviers. La caravane harassée traversait le reg impitoyable du Dhazzem.
Les bêtes et les hommes avançaient, éreintés. Une ambiance lourde s'ajoutait à la fatigue. Les arrêts quotidiens n'étaient ponctués que les directives données par un Talek au visage fermé et sérieux.
Chaque jour avançait au rythme des pas pesants et des gorgées d'eau. Sur les hauteurs, des cris d'oiseaux résonnaient parfois, hurlements solitaires de charognards en maraude. Dans son tegelmoust, Kalaar ruminait sa colère. Elle enrageait encore des derniers évènements. Ashka lui avait volé sa vengeance. Ce lieutenant qui avait le sang de sa famille sur les mains. Elle aurait dû elle-même tailler sa chair. Trancher ses tripes. Laisser le sable se désaltérer de sa mort. Chaque coup pour chaque douleur ressentie. Peut-être qu'après l'avoir réduit en un informe petit tas écarlate, elle aurait été satisfaite. Mais pas là.
Malgré cela, elle ne parvenait pas à détester l'Evaylienne. L'intervention de cette dernière avait attisé la fureur de la Ligresse, mais ce n'était pas de la haine. Son orgueil était blessé par cette manœuvre inopinée. Kalaar était partagée et confuse, entre la satisfaction d'avoir rendu justice et le ressentiment de n'avoir pu le faire soi-même, au nom de tous les siens.
Les matins et les soirs s'écoulaient du même flot, lents et monotones. Trois jours, peut-être quatre, et ils rejoindraient leur destination. Cela n'allégeait pas pour autant leur esprit qui demeurait plombé, aplati, écrasé sous ce soleil mortifère. Un des serviteurs de la caravane succomba de ses blessures. Tafna resta jusqu'à la fin, impuissante à réduire les afflictions dont souffrait le pauvre homme.
Même Izmeer s'était résigné à rester silencieux, délaissant la guérisseuse majaghane malgré son vif intérêt lors des derniers jours passés à Tabili. Quelques heures avant que le zénith du soleil n'accable l'ensemble du convoi, Kalaar rejoignit le mage, qui échangeait quelques mots avec Ashka.
- Je suis... désolée, souffla-t-elle. Même s'ils méritaient de mourir, je suis désolée des conséquences que mon geste a engendrées. Nous aurions pu tous y rester.
L'Evaylienne la considéra gravement. Ses prunelles d'émeraude tranchaient avec le vert poussiéreux de son tegelmoust. La crasse lui teintait le visage, lui donnant une fausse allure de Majaghane.
- C'est déjà rare de t'entendre, mais t'entendre t'excuser c'est une première ! articula Izmeer d'un ton narquois.
- Pour une fois, je ne peux qu'être d'accord avec lui, concéda Ashka.
Elle prit une longue inspiration. Son visage s'était durci et fermé depuis ces derniers jours. Son regard brilla d'une lueur de reproche quand il se posa sur la Ligresse.
- Je comprends pourquoi tu l'as fait, continua-t-elle. Mais je ne te l'excuse pas pour autant. Je pensais...
Sa dureté se fissura comme la roche au dégel.
- Je ne pensais pas te voir sous ce jour. Si égoïste. Si sanguinaire. Je ne t'ai pas reconnue.
Me connais-tu seulement ? pensa Kalaar, cynique. Si tu m'avais connue réellement, jamais tu ne te serais dressée en travers de ma vengeance. Était-ce ce qu'elle pensait ? Ou ce dont elle voulait se persuader ? Elle détestait cette face qu'Ashka avait ravivée par sa bienveillance et son humanité.
Qu'espérais-tu ? Que croyais-tu voir en moi ? Qu'est-ce que...
La main de la conseillère se posa sur l'épaule de Kalaar, interrompant ses questions intérieures.
- Je sais que tu vaux mieux que ces actes infâmants, finit Ashka. Même si tu es persuadée du contraire. J'espère que le temps te donnera tort, si tu lui permets cette possibilité.
Elle parlait sur le ton de la confidence, avec cette chaleur que Kalaar n'avait connue qu'un soir d'intimité, sous le ciel étoilé de Gabesh. Ce souvenir fut comme un baume sur une brûlure vive. Les muscles de Kalaar se décontractèrent et elle se détendit. Étrange est ce pouvoir qu'ont les humains d'attiser les flammes de la fureur et de les étouffer d'un souffle, songea la Ligresse. Même les plus sages des Ligres Bir'Talis n'avaient pas ce don.
Ils gardèrent le silence pendant les heures chaudes de la journée, ne pouvant guère plus que somnoler, dans la fournaise désertique. Izmeer partagea un peu de vin de palme avant la tombée de la nuit, pour donner du cœur à chaque membre de l'équipée. Au moment de remonter en selle, il échangea un sourire de connivence avec Ashka et même Kalaar, puis éperonna son dromadaire auprès d'elles.
Alors qu'une légère dépression se creusait dans le paysage, au loin les mesas s'écartèrent pour laisser apparaître une tache plus sombre. Dans un repli rocheux, des milliers de toitures plates, telles les marches d'un escalier taillé, grimpaient l'escarpement qui dominait la vallée. Sutaam, la porte de la Mer Sombre, l'Akh Alzalam, et la passerelle vers les hauteurs du Tjeb Alhilal. Cité antique et respectable, elle était néanmoins visitée régulièrement par des caravanes provenant de la Côte Corsaire et amenait avec elles leur contingent de problèmes de contrebande et de piraterie. Izmeer leur raconta que la ville était en outre un comptoir commercial réputé pour qui souhaitait négocier les ingrédients les plus rares du continent. La Cour Sigillaire envoyait parfois ses émissaires s'y approvisionner, leur grande tour des mages étant établie non loin, à Saalirraz, sur le rivage maritime.
La vue de la destination ravit Tabib, dont les préoccupations financières ne l'avaient pas lâché depuis le début du voyage. Il se mit à chanter à tue-tête dans une presque hystérie. Les serviteurs poussèrent des hourras de soulagement et de joie vers le ciel, bientôt imités par Tafna et Izmeer. Ashka, souriante et radieuse, se joignit à leurs chœurs aériens et même Kalaar ne put se résoudre à rester de marbre. Elle accueillit la fin de ce voyage avec une félicité teintée d'amertume, tendant les bras vers le ciel et laissant ses cris s'envoler aux côtés de ceux qu'elle avait côtoyé tant de jours, dans le désert brûlant du Dhazzem.
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