Sutaam (Partie 2)
Sutaam et son millier d'habitants faisaient bien pâle figure face aux grandes cités du Rajahai. Là où opulence côtoyait pauvreté dans un contraste saisissant, ici n'existait qu'une palette de couleurs illustrant la diversité bien plus que l'inégalité. Dans la ville majaghane, la simplicité et la modestie remplaçaient la superficialité et l'orgueil du sud.
Quand la caravane pénétra dans l'enceinte du bourg, Kalaar se surprit à en apprécier immédiatement l'atmosphère. Le désert y avait apposé son empreinte, mais quelque chose de plus agréable qu'une oasis se dégageait. Dans le regard des habitants, dans les gestes des passants, elle y décela un sentiment d'appartenance à une communauté soudée et solidaire. Un marchand hélant un ami, un vieil homme aidé par une jeune fille, trois femmes chantant sur le seuil d'un foyer, un garçon insouciant cajolé par sa grand-mère... Tant d'exemples en si peu de temps. À l'inverse des Jahads qui se battaient et s'écrasaient pour atteindre le premier le sommet de la pyramide, Sutaam abritait les siens comme un foyer aimant.
Du moins, pour ceux qui y résidaient. Car au milieu des humbles maisons de pierres et d'argile, les gens de passage se remarquaient au premier coup d'œil. Ils dénotaient tant par leurs habits que par leurs habitudes, jurant dans la paisible tranquillité dans laquelle ils tentaient parfois de se fondre, en vain.
Tafna fut la première se séparer de la caravane. Elle prit sur elle de tenir sa promesse et emmena les plus faibles des serviteurs au dispensaire de la cité. Alors qu'elle fit ses adieux au groupe, Izmeer resta timidement en retrait et la salua au loin d'un air penaud.
Après que le convoi eut gagné une place longeant une grande bâtisse, Tabib rejoignit Talek et s'entretint avec lui un bref moment. Les serviteurs de la caravane commencèrent à desseller les dromadaires. Tabib ouvrit les portes du bâtiment s'avérant être un entrepôt. Les marchandises y furent déposées avec discipline, sous l'étroite surveillance du marchand.
- Merci pour vos services, vraiment, lança Tabib. Le trajet ne s'est pas vraiment déroulé aussi bien que prévu, mais nous avons réussi à rejoindre Sutaam.
- Est-ce là toute la considération pour vos employés ? s'indigna Kalaar.
- Non, bien sûr que non. Leur perte est terrible. Cela peut sembler dur, mais c'est ainsi, ils connaissaient les risques en parcourant le désert.
Ashka fronça à son tour les sourcils.
- Si cela peut vous rassurer, continua le marchand mal à l'aise, contractuellement, il est stipulé que leur paye revienne à leur famille. C'est le moins que je puisse faire.
- Une bonne paye ne remplacera pas une fille, un fils, un père ou une mère, déplora l'Evaylienne.
- C'est vrai, admit Tabib. Elle pourra néanmoins subvenir à leurs besoins pendant quelques temps. Croyez-moi.
Talek intervint à son tour, arrivant derrière le négociant.
- Le Dhazzem prend. Il peut paraître cruel, mais c'est sa nature. Nous ne pouvons que nous plier à sa volonté. Qu'allez-vous faire, désormais, ami marchand ?
- Me reposer, souffla Tabib en s'étirant. Vendre ce que j'ai apporté. Acheter d'autres choses. Remonter une expédition. Repartir au sud, ou au nord. Nous verrons bien.
- Personne ne vous attend au sud ?
- Non. Je crois que la sérénité du désert est la seule compagne que j'arrive à supporter ! Reste à savoir pendant combien de temps cela restera réciproque.
La boutade fit vaguement sourire Izmeer.
- Et vous, amis voyageurs ? demanda le jeune guide majaghan.
Ashka, Kalaar et Izmeer échangèrent des regards fatigués, puis la Ligresse répondit.
- Chercher les Asharifane sur le Tjeb Alhilal. Peut-être peux-tu nous aider ?
- Sutaam est un lieu de passage pour beaucoup de tribus, déclara Talek. Peut-être y trouverez-vous des membres des Asharifane. Elle accueille aussi plusieurs matriarches. Elles sauront peut-être vous guider là où mes pas s'arrêtent.
- Tu restes à Sutaam ? demanda Ashka.
- Je dois faire le deuil de mon père. Chez la plupart des Majaghans, cela se traduit par une période consacrée au jeûne et à la prière. Pour guider son esprit, qu'il rejoigne Oumim et Toumim dans la sérénité. Qu'il ne se perde pas dans le Dhazzem.
- Très bien. Alors c'est ici que nos routes se séparent, conclut tristement Kalaar.
- Peut-être. Peut-être pas. Nous ne disons jamais adieu chez les Majaghans. Mon père disait que le destin est comme les dunes : immobile en apparence, mais sans cesse en mouvement. Nous nous reverrons. Dans ce monde, ou le prochain.
Les trois voyageurs acquiescèrent de concert. Ashka, puis Izmeer serrèrent la main du bédouin. Kalaar resta les yeux humides, puis succomba à la soudaine pulsion de l'étreindre. D'abord surpris, Talek accueillit son geste avec une douceur tranquille et une infinie bienveillance.
Alors que Tabib s'en était déjà retourné à son entrepôt et à ses affaires, Talek regarda s'éloigner ces trois personnages singuliers qui avaient partagés leur pain et leur eau durant tous ces jours. De son côté, Kalaar réfrenait cette étrange tristesse qui l'avait envahie. Ce n'était pas son fils. Ce n'était même pas un Ligre. Pourquoi cette séparation lui faisait-elle sentir une semblable déchirure ? C'était stupide.
Ashka l'observait mais n'osa dire un mot.
Tant mieux, pensa Kalaar. Tais-toi. Je n'ai pas envie de parler. De te parler. Je n'ai pas envie de me reposer. Je veux partir d'ici. Loin.
- Tout va bien Kalaar ?
C'était la voix d'Izmeer, légèrement inquiète. La Ligresse se retourna vers lui en s'éclaircissant la voix.
- Oui. Tout va bien. Nous devrions aller chercher ces matriarches dont il a parlé. L'une d'entre elles doit connaître le chemin pour nous mener aux Asharifane.
- Pourquoi ne pas prendre un peu le temps de se reposer ? gémit-il. Je ne serais pas contre un bon bain !
- C'est vrai que ça ne pourrait pas nous faire de mal, après tout, convint Ashka.
- Non, refusa la Ligresse. La journée est encore loin d'être terminée. Nous nous reposerons à la nuit tombée.
- Nous pouvons prendre des chambres dans une auberge, et commencer nos recherches juste après ? Qu'en pensez-vous ? proposa l'Evaylienne.
Izmeer fut rassuré. Kalaar haussa les épaules avec dédain. Le Jahad n'avait effectivement pas vraiment fière allure. Sa barbiche était devenue friche hirsute, sa coiffure impeccable mise en pagaille et sa toilette sale et négligée.
Au détour des rues, le mage désigna un établissement imposant ayant pignon sur rue. De nombreux Majaghans sirotaient leur thé halili sur une terrasse aménagée au-devant, tandis que d'autres tiraient de généreuses bouffées sur leur pipe à eau. Des discussions calmes et joyeuses animaient tranquillement la scène. Après avoir confié leur monture au palefrenier de l'écurie, Kalaar et ses compagnons pénétrèrent dans le hall de l'Auberge de la Bonté – nom décorant élégamment l'enseigne extérieure – et s'adressèrent à l'hôte tenant le comptoir dans l'entrée.
- Je vais rester ici, déclara Izmeer après la réservation effectuée. Je ne serais pas d'une grande utilité de toute façon.
- Tu parles ! le taquina Ashka. Tu ne cherchais en fait qu'un prétexte pour aller dormir.
- Il y a du vrai, je l'avoue. Mais je dois aussi travailler mon art. La magie est une discipline qui nécessite un entraînement régulier et je ne peux pas vanter mon assiduité de ces dernières semaines.
- Bon, soupira l'Evaylienne. Très bien. Nous nous retrouverons ce soir. Commande un dîner léger, si tu as le temps.
Elle fit tinter quelques pièces dans sa main et les confia à Izmeer. Celui-ci s'empressa de gagner l'une des nombreuses chambres de l'étage, alors qu'Ashka et Kalaar sortirent à l'extérieur en quête de renseignements.
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