Sutaam (Partie 3)

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Kalaar et Ashka se retrouvèrent seules, dans les ruelles étroites de Sutaam. Orientées de manière à briser les vents violents des tempêtes du Dhazzem, les allées s'étalaient en un dédale quadrillant la cité. Les hautes maisons aux petites ouvertures et aux murs clairs et épais étaient fermées par de solides portes de bois aux motifs sculptés complexes. Visiter la ville était comparable à une ascension, tant la pente sur laquelle les bâtiments s'élevaient se raidissait. Cette escalade était toutefois nécessaire, car les assemblées matriarcales avaient lieu sur les hauteurs de la cité, leur avaient dit des badauds, dans des édifices frappés des symboles de la lune d'argent et du soleil.

Les deux femmes déambulaient en silence, leurs pas résonnant sur le pavé nu. Kalaar maintenait une allure soutenue, malgré la fatigue accumulée. Elle ne souhaitait pas avoir Ashka à ses côtés, et faisait tout pour garder une certaine distance. Et quand elle n'avait pas d'autre choix que de lui parler, la Ligresse restait économe en paroles.

La chaleur baissait comme le jour et une surprenante fraîcheur envahit les hauts-quartiers. Moiteur inhabituelle, saline et iodée, relents exhalés par la mer proche. Le mélange de cette atmosphère humide et du souffle aride du désert donnait une étrange langueur au crépuscule.

  • Si je connais les Asharifane ? Bien sûr que oui ! répondit un vieux bédouin accroupi sur le seuil de sa porte. Vous n'êtes pas très loin de la maison de la matriarche de la tribu. C'est la troisième maison sur votre gauche, celle avec la porte bleue.

Ashka lui avait demandé son chemin, exaspérée par le mutisme de Kalaar, dont l'Ori cuivré paressait sur son épaule nue.

  • Elle s'appelle Auzia Bin Awan, continua le vieil homme. C'est une femme bienveillante, mais à avoir passé toutes ses années à contempler le désert, elle lui arrive de parler comme lui. Tout le monde ne comprend pas.

L'Evaylienne remercia son interlocuteur, et se dirigea vers l'habitation indiquée.

  • Tu as déjà rencontré une matriarche, Kalaar ? demanda-t-elle.
  • Celle de la tribu Itagane, oui. Il y a longtemps.
  • Y a-t-il quelque chose à savoir avant de leur parler ? Un protocole, une tradition, n'importe quoi ?
  • Rien de plus qu'avec le qadim des oasis. Si celui-ci est le gardien des bénédictions du désert, la matriarche est la voix de la tribu. Nous allons parler aux Asharifane, il va nous falloir nous adapter à leurs mœurs et à leurs rites. Je ne les connais pas, mais ils doivent être en lien avec leur don de lecture du sable du Dhazzem.
  • Me voilà avancée...

Kalaar haussa les épaules, alors qu'elles arrivaient devant la porte décrite. Ornée d'un cadre ciselé d'ondulations élégantes, l'entrée bleu cobalt de l'habitation arborait un croissant de lune et un soleil. Un heurtoir massif en bronze représentant un serpent croquant un fruit décorait le tout. Le son que lui arracha Ashka, franc et massif, fut suivit d'une série de pas résonnant à l'intérieur. Un loquet sauta, puis à l'ouverture succéda une pièce ombreuse dans laquelle se découpait le visage d'une jeune femme silencieuse.

  • Bonjour, commença Kalaar. Nous souhaiterions rencontrer la matriarche de la tribu Asharifane, Auzia Bin Awad. Savez-vous si elle peut nous recevoir ?
  • Ma grand-mère est toujours heureuse de s'entretenir avec des voyageurs curieux, répondit-elle simplement.

Sa voix était douce et grave, à l'instar de la beauté de ses traits.

  • Entrez, venez dans le jardin. Je viendrai vous chercher. N'hésitez pas à vous désaltérer à l'eau du puits.

Elle disparut dans l'ombre d'une colonnade, laissant Kalaar et Ashka seule dans la luxuriante cour. Tant de verdure si proche du désert ne manqua pas de les étonner. Des fleurs étonnantes couvraient d'épais buissons, des massifs de rosiers aux amarantes. Abritant une partie de la végétation sous son épaisse canopée, un sanguebois impassible se balançait doucement dans le vent du soir.

Kalaar n'en avait jamais vu. Elle se rapprocha avec curiosité, touchant de la paume l'écorce lisse et tendre. Elle huma ses doigts, ainsi parfumés par les tanins de l'arbre. De nombreux insectes remontaient le bois, tandis que le chant d'un merle illuminait sa ramure.

Une voix suave et profonde s'éleva alors du fond du préau :

  • Saviez-vous que le sanguebois ne pousse qu'autour de l'Akh Alzalam à Harkara ? C'est une des rares choses que les Jahads n'ont pas pu nous prendre.

Une silhouette féminine s'y découpa dans l'obscurité, grande et mince. Une stature sèche drapée dans un magnifique tegelmoust pourpre et carmin. Son visage tanné et creusé par le temps s'ornait d'un regard azuré pénétrant. Des boucles agrémentées de perles d'argent et de plumes colorées tintaient à ses oreilles. De nombreux pendentifs s'entrechoquaient à son cou, lunes et soleils à profusion. Une allure de reine du désert, songea Kalaar.

  • Je suis Asharifane du Dhazzem, reprit la vieille femme. Ma voix est celle des miens. Vous semblez venir de loin. Je vous écoute.
  • Merci de nous recevoir. Je suis Kalaar, du clan Bir'Talis et voici Ashka Bin Salaad, de Kuvalzum. Nous venons en quête du savoir de la mémoire des sables. Nous recherchons Nekhnesiris.
  • Les Asharifane sont effectivement les lecteurs du Dhazzem, opina la matriarche. Mais que cherchez-vous dans cette cité ? Et surtout qu'est-ce qui vous fait croire que le désert souhaite raviver ces souvenirs ?
  • Je... Nous devons trouver un objet de pouvoir, pour guérir une personne affligée d'un grand mal, répondit Ashka.
  • Pensez-vous que cette personne en vaille la peine ? demanda Auzia.

Étrange question, songea Kalaar. Les Majaghans n'ont pas la même notion de bien et de mal que les autres peuples, mais tout de même.

  • Mais c'est une innocente ! s'indigna Ashka. Sa vie est précieuse pour son père ! Si elle venait à mourir, la paix serait compromise dans toute la province de Menmerun.

La vieille femme s'assit sur le rebord du puits, où sa main se laissa aller dans un seau rempli d'eau fraîche.

  • Pensez-vous être prêtes à aller là où personne n'ose, depuis toutes ces années ? reprit-elle.
  • Nous avons bravé le Dhazzem pour venir ici, nous pouvons encore le faire, lança Kalaar.
  • Mais ce qui vous attend là-bas est sans commune mesure avec ce que vous avez déjà croisé, prévint Auzia. Si les sables étaient un océan, vous n'avez fait que longer la côte. Il vous faudra traverser des contrées où les cartes et les étoiles ne vous guideront plus., là où les Déesses ne vous entendront plus. Êtes-vous prêtes à réveiller des secrets qui apporteront plus de mal que de bien, à vous et à tous ?

Cette déclaration fit hésiter les deux femmes. Quel mal pouvait sommeiller là-bas, dans ces ruines mortes depuis si longtemps ?

  • Nous sommes conscientes des dangers que nous allons affronter, affirma Kalaar.
  • Oh non, vous n'êtes pas conscientes. Mais qu'importe. Votre obstination aurait tôt fini par vous conduire à Nekhnesiris, quoi qu'il en coûte. Mon rôle est de vous avertir, je ne peux vous interdire. Vous trouverez la tribu Asharifane sur les hautes mesas lunaires. Le Sentier d'Argent au nord de Sutaam vous mènera au Tjeb Halhilal jusqu'à nos territoires.
  • Merci, matriarche Auzia. Nous vous sommes redevables.
  • Ne me remerciez pas, Ashka Bin Salaad. Ce n'est pas tant ce que vous trouverez là-bas que je redoute, mais ce que vous y apporterez.

Ne laissant pas le temps d'interpréter ce lourd présage, la matriarche leur tendit un médaillon de bois, gravé d'une inscription majaghane.

  • Ceci sera le gage de ma voix, murmura-t-elle. Montrez-le aux miens et ils vous livreront les secrets que vous souhaitez tant déranger. Puisse le Dhazzem rester tolérant avec vous.

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