Sutaam (Partie 4)

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La matriarche les avait laissées dans le silence d'un étrange augure. Raccompagnées à la sortie par la même jeune femme qui les avait accueillies, elles se retrouvèrent dans les ruelles sur les mots de cette dernière :

  • N'allez pas là-bas. Le sable y est malveillant.

La porte azurée s'était refermée sur ces paroles, laissant Kalaar et Ashka se dévisager dans une appréhension mêlée d'inquiétude. Elles restèrent un moment sans mot dire, puis se dirigèrent de concert vers le bas de la cité. La lueur des lunes baignait les façades claires des habitations, dont la rumeur laissait penser que l'heure du dîner était largement entamée.

  • Je ne sais pas quoi penser de tout cela, commença Ashka pour briser le silence.
  • Les Majaghans sont un peuple singulier, admit Kalaar. Leurs croyances peuvent paraître insolubles pour beaucoup. Moi comprise.
  • Au moins, nous savons quelle sera la prochaine étape. Même si je me demande où cela nous mènera.
  • À Nekhnesiris, de toute évidence.

Kalaar haussa les épaules.

  • Depuis Gabesh, tu ne m'as pas adressée la parole. Quand vas-tu cesser d'être aussi fermée, aussi froide !

La Ligresse s'arrêta à l'invective. Elle serra les poings et se retourna vers Ashka.

  • Tu le sais. Me sauver la vie ne t'autorise pas à me voler ce qui me revient.
  • Mais que pouvais-je faire d'autre, par les Déesses !
  • Me laisser faire. Me laisser prendre la chair et le sang qui m'appartenait.
  • Je n'allais quand même pas te laisser mourir !
  • Ce n'était pourtant pas bien difficile ! Ne rien faire ! C'est ce que font tous les Jahads auprès de qui tu as vécu !
  • Je devais te sauver !
  • Pourquoi ?
  • Il le fallait !
  • Pourquoi le fallait-il ?
  • Parce que je tiens à toi, Kalaar !

La colère de la féline s'évapora comme l'eau d'un oued par un jour d'été. Son regard s'agrandit de cette révélation.

  • Tu... tiens à moi ?

Ashka semblait poussée à bout, remuée tout autant que l'était son interlocutrice. Son teint pâlit, et ses yeux virides restaient baissés.

  • Cela te semble si incroyable ? murmura l'Evaylienne. Je ne suis donc rien pour toi ? J'avais cru... J'avais cru que...

Kalaar garda le silence, dans l'incompréhension et la confusion la plus totale.

  • Quelque chose s'est produit à Gabesh, non ? Je ne l'avais pas éprouvé depuis si longtemps... Je ne sais pas pourquoi, mais je l'ai ressenti chez toi aussi. Cette... proximité. Comme si m'a solitude m'avait quittée.
  • Ne te méprends pas, Ashka. J'ai apprécié nos discussions. Mais cela s'est arrêté là.

L'Evaylienne encaissa ces mots en titubant, comme après un coup de poing féroce. Elle resta muette quelques instants, devant le regard insensible de celle à qui elle avait fait ses aveux.

  • Je ne te crois pas.

Ses paroles se perdirent contre l'aphasie de Kalaar. Celle-ci la regarda sans émotion.

  • Alors, hormis ta vengeance, rien n'a d'importance ?
  • La haine est tout ce que j'ai. Il n'y a pas de place pour le reste.

Ashka ne cacha pas son désaccord, mais devant un tel mur, elle baissa les armes. Elle ravala sa dignité et sa tristesse et reprit son chemin vers la basse-cité. Kalaar lui emboîta le pas.

Je ne lui ai pourtant jamais rien laissé entendre. Comment a-t-elle pu comprendre autre chose ? pensa cette dernière.

Amère, la Ligresse ressentit poindre une autre émotion sur son pelage beige, sinuant le long de sa nuque. Elle avait de la peine pour Ashka. De la tristesse. Curieuses choses que sont les sentiments. Ils reviennent à la vie alors qu'on les croyait enterrés, ou se forgent par la volonté et les expériences.

Kalaar suivit sa partenaire quelques pas derrière, jusqu'à arriver à l'Auberge de la Bonté. Le parvis avait été déserté par les badauds et les fumeurs, et une clientèle tranquille était attablée à l'intérieur. Izmeer était dans un coin de la salle commune et fit de grands signes de la main à l'entrée des deux femmes.

  • Alors, vous en avez mis du temps ! s'exclama le Jahad. J'étais en train de me dire que j'allais passer la soirée tout seul !

Rasé, propre comme un sou neuf, apprêté et parfumé, sa toilette impeccable dénotait franchement avec l'ambiance simple et chaleureuse autour de lui. Mais Izmeer ne paraissait pas y prêter la moindre attention. Il était à l'aise et dans son élément, un godet de vin de palme et une assiette fumante devant lui. Le mage fit signe au tenancier de servir la même chose aux deux arrivantes.

  • Eh bien, quelles mines réjouies ! s'inquiéta-t-il au vu des visages fermés de ses partenaires. Les nouvelles sont donc si mauvaises ?
  • Les nouvelles sont bonnes, répondit Ashka mollement. Nous irons dès demain sur le Tjeb Alhilal à la rencontre des Asharifane. Dès que les affaires seront prêtes.
  • Au moins avec une bonne nuit de sommeil réparateur, hein ! s'offusqua Izmeer.
  • Oui, nous ne partirons que demain. Je vous suggère de dormir tôt ce soir et de prendre des forces pour les jours à venir.
  • Cela va donc être si éprouvant ?
  • Je n'en sais rien. Mais mieux vaut nous préparer au pire. Je ne sais pas à quelle distance se trouvent ces hauts plateaux qu'a nommée la matriarche. Il va nous falloir rester prudents.

Kalaar gardait le silence. Alors que son plat était posé devant elle, avec un broc de lait de dromadaire fermenté tiédi, elle surveillait les autres étrangers venus à l'auberge. Une impression étrange l'avait traversée alors qu'elle avait franchi le seuil de la porte. Comme si elle craignait de se retrouver face à d'autres Aspics de Fer.

Mais non, rien d'alarmant. Deux Jahads en discussions animée au comptoir. Probablement un marchand et un serviteur. Trois autres étendus sur des coussins, en train de fumer à la pipe à eau. Pas des hommes d'armes. Encore moins des mercenaires. Ses dagues étaient toujours là, et elle n'hésiterait pas à les utiliser, de toute façon.

Kalaar passa le reste de la soirée ainsi, à garder un œil sur son entourage, tout en laissant trainer une oreille sur les échanges entre ses compagnons. Elle surprit quelque fois sur elle le regard peiné de l'Evaylienne, mais feignit de ne pas y prêter attention. Son repas avalé, elle prétexta la fatigue pour se retirer dans sa chambre, chose à laquelle personne n'y vit d'objection. Et puis quand bien même, elle n'en aurait eu cure. Elle souhaitait rester seule. Cette journée avait été trop longue. Peut-être qu'Izmeer avait eu raison finalement. Peut-être aurait-il fallu se reposer en premier lieu.

La fatigue la laissait songeuse. Ashka tenait à elle ? Ça n'avait pas de sens. Même l'affection qu'elle avait eue pour Talek, le garçon majaghan, était sans comparaison possible avec cette relation de partenariat. Du moins le pensait-elle. Cela ne pouvait être autrement. Ces prunelles d'émeraude si vives et si belles ne l'amadoueraient pas. Sa vengeance n'attendrait pas, elle était plus importante que tout. Si la blondinette ne comprenait pas, tant pis. Cela ferait mal, mais tant pis.

Emmitouflée dans ses couvertures, affalée sur le lit, Kalaar s'endormit avant de savoir à qui cela ferait le plus de mal.

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