Tjeb Alhilal (Partie 1)
Le Tjeb Alhilal est un pays profond où le ciel, fatigué d'être bleu, s'est allongé sur la montagne.
Dicton majaghan
La matinée passa dans les préparatifs. Izmeer s'occupait des vivres, achetés fraîchement sur le vaste marché de Sutaam. Le Jahad prit un soin particulier à choisir des mets simples et facilement transportable, mais néanmoins plus savoureux que les repas majaghans qu'ils avaient dû avaler durant tout leur trajet dans le désert.
Même si la chaleur était moins suffocante sur les hauteurs des mesas, il fallait prévoir une consommation d'eau aussi conséquente que lors de leur expédition dans le Dhazzem. Ce fut donc sur le dos de trois dromadaires de bât supplémentaires que les outres en peau de chèvre furent hissées.
Après avoir discuté longuement auprès de guides à Sutaam – Talek étant introuvable – Ashka et Kalaar furent convaincues que le voyage vers les Asharifane se dispensait d'un meneur. Le Sentier d'Argent, long ruban traversant la cité puis s'escarpant au bord de l'à-pic du Tjeb Alhilal, rejoignait les plateaux surplombant le reg. De là-haut, elles trouveraient sans trop de difficulté la tribu, éparpillée en divers campements disparates.
Leur petite caravane de six chameaux quitta l'Auberge de la Bonté en fin de matinée. Ashka prit naturellement la tête du convoi, suivi d'Izmeer et des montures de transport. Kalaar ferma la marche, comme à l'accoutumée.
Le Sentier d'Argent était balisé par des inscriptions laissées sur les maisons à côté desquelles il passait. Le motif peint sur le pisé ou la pierre des murs était le même que celui du médaillon de bois de la matriarche : une dune en croissant. Suffisamment discret pour ne pas attirer trop le regard, mais assez visible pour ne pas perdre celui qui souhaitait emprunter le chemin. Izmeer dut cependant mettre pied à terre quelques fois pour dégager le symbole, caché derrière du linge séchant au grand air, ou obstrué par des badauds qui bavardaient.
Sur le dos de leur monture, ils parcoururent Sutaam jusqu'à atteindre son extrémité nord, le point le plus élevé et le plus dégagé sur le panorama. La cité et le désert en contrebas s'offraient à leurs yeux comme une créature étendue et endormie, dont le murmure ensommeillé parvenait jusqu'à eux. Au-devant, le Sentier d'Argent devenait étroit, adossé à l'escarpement qu'il escaladait en pente douce. Bientôt, la largeur ne permit plus qu'à un seul dromadaire de passer et tous se mirent en rang d'oignon.
Le vent, libéré des obstacles que constituaient les habitations majaghanes, se fit plus vigoureux, plaquant les tegelmoust contre les visages, ou les faisant claquer dans l'air. Des pierres délogées dévalaient parfois la pente et basculaient dans le vide, dans une chute d'une trentaine de mètres. Une végétation chenue s'enchevêtrait contre la paroi en un lacis noueux et sec, mais vivace.
Izmeer tentait désespérément de ne pas plonger son regard sur le côté de l'abîme et dut s'arrêter à plusieurs reprises tant son vertige l'étourdit. Au bout de la quatrième pause, Kalaar fulmina. Son Ori violacé s'envola alors qu'elle entra dans un accès de fureur.
- Bonté divine, Izmeer ! mugit-elle. Reprends-toi !
- Je suis désolé, chère Kalaar, croyez-le bien ! Ce vide est effrayant et me paralyse !
- Eh bien tu n'as qu'à regarder droit devant toi ! Fixe Ashka, le chemin, l'horizon, que sais-je ! Débrouille-toi et avance !
Ashka descendit de sa monture et revint sur ses pas, alertée par l'altercation.
- Que se passe-t-il ici ? demanda-t-elle. Pourquoi vous n'avancez plus ?
- Demande à ce crétin de Jahad ! cria Kalaar en queue de peloton.
- Qu'y a-t-il, Izmeer ? Tu es bien pâle !
- J'ai le vertige, Ashka ! déplora le mage. Plus nous montons, pire c'est... Je suis complètement tétanisé !
L'Evaylienne soupira bruyamment.
- Donne-moi tes rênes, et couvre-toi les yeux si c'est cela le problème.
Izmeer ne se fit pas prier : il tendit la longe en tremblant, fébrile, puis se masqua le visage intégralement avec son tegelmoust. Se laissant guider en aveugle par la conseillère, il se cramponna à la selle de son dromadaire et s'y tassa comme un animal acculé.
Kalaar pestait à l'arrière et se dit que sitôt l'ascension terminée elle changerait ses habitudes et passerait devant, quitte à être mal à l'aise aux côtés d'Ashka. Elle regarda son Ori, qui s'était posé à nouveau sur le pommeau de sa selle. Lueur bleu cyan, comme fragment de ciel posé à côté d'elle.
Mais alors que ses pensées s'évadaient du sentier, un violent coup de vent vint effaroucher les montures de bât devant elle. Les yeux rougis, Kalaar se tourna vers l'horizon. Elle y distingua ce qui ressemblait à un mur de poussière ocre se rapprocher rapidement de leur position. Une tempête.
- Un habub ! cria-t-elle. Il fonce droit sur nous !
Ashka fit le même constat avec effroi et mit pied à terre prestement. Il fallait réagir vite, chaque instant comptait. En l'espace de quelques instants, alors que l'Evaylienne faisait coucher les dromadaires et qu'Izmeer tentait maladroitement de l'imiter, l'air s'épaissit d'un nuage acre de sable volant en tous sens. Les trois compagnons, emmitouflés dans leur manteau majaghan, masquaient tant bien que mal leur visage pour respirer sans encombre. Ils se regroupèrent, plaqués contre la paroi de la falaise. Les vents tourbillonnaient autour d'eux, sifflant et hurlant leurs virulentes menaces. L'air était devenu masse vivante et compacte, se mouvant et s'enroulant sur les rochers.
Les montures étaient d'un calme imperturbable. Habituées aux conditions extrêmes du Dhazzem depuis toujours, elles n'étaient même pas impressionnées par la violence de la tempête. Kalaar se blottit contre elles, se raccrochant à leur tempérament patient pour s'apaiser elle-même. Elle tenta de faire comprendre à Ashka et Izmeer de faire la même chose, mais le souffle rugissant étouffait sa voix, et la visibilité quasi nulle masquait ses gesticulations.
Elle ne put donc qu'attendre que la tourmente passe, se recroquevillant sur son Ori et se renfermant sur elle-même. Impossible de se rendre compte si les autres étaient même encore présents à côté d'elle. Peut-être que certaines bêtes avaient chuté du haut de la falaise, déséquilibrées par les terribles bourrasques. Kalaar ferma les yeux, et son esprit s'éloigna du chaos, rejoignant les berges vagabondes des oueds printaniers, où s'ébattait le clan Bir'Talis et riaient ses enfants. Sentant encore la chaleur de la main de son mari au creux de son cou, la Ligresse ne put s'empêcher de sourire, alors que la nature se déchaînait tout autour d'elle.
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