Tjeb Alhilal (Partie 2)
Combien de temps dura la tempête ? Trois, quatre, peut-être cinq heures ? Dans l'immobilité la plus complète, le groupe résistait en silence aux vents hurlants. Ils étaient ancrés dans le sol, faisant corps avec la montagne, alors qu'autour d'eux les éléments se déchaînaient pour tenter de les arracher de terre et de les projeter en contrebas.
Rien ne servait de lutter. De crier, ou même de bouger. C'était risquer de s'étouffer avec du sable plein la bouche. Les tourbillons se fichaient de ce qu'ils violentaient. Nature aveugle et destructrice.
Alors qu'ils n'avaient quitté Sutaam que quelques heures avant le début du habub, Kalaar se demanda comment la cité avait pu prospérer dans ce lieu hostile. Une rafale détacha un rocher qui vint s'écraser à quelques mètres derrière elle, interrompant son interrogation. Ce fut du moins ce qu'elle déduisit de la vibration qui secoua le sol, tant elle était incapable d'entendre ou de voir quoi que ce soit.
La Ligresse sentait le sable la recouvrir peu à peu, ses pieds, ses chevilles, ses genoux. La tempête allait les enterrer vivants. Mais ils ne pouvaient rien faire. Seulement attendre. Attendre, c'était risquer de mourir. Bouger, c'était mourir à coup sûr.
Alors que la poussière la fit tousser, une brusque rafale projeta Kalaar sur le dos. Son bras gauche se perdit dans le vide, lui révélant le bord de l'abîme dans lequel elle manqua de tomber. Son tegelmoust fut happé en arrière, découvrant sa tête, et les vents s'engouffrèrent dans ses narines, ses yeux, ses oreilles, sa bouche, l'espace d'un instant. Bloquant instinctivement sa respiration, elle plaqua ses mains sur son visage, et se retourna face contre le sol. Kalaar chercha frénétiquement à rabattre son turban, mais la tourmente le faisait claquer et il s'échappa de ses mains comme une anguille dans une rivière. Sa cape emportée, elle ne pouvait plus s'en draper pour affronter le vent. À tatons, les indices de sa position lui échappaient. Aller dans la mauvaise direction, c'était trouver la mort au bas de la falaise. Les battements de cœur s'égrainèrent, dans une bouffée d'air retenue. Ses mains ne rencontrèrent que du sable. Où étaient donc ces fichus dromadaires ? L'air lui manqua. Derrière l'obscurité de ses paupières closes, des points s'illuminèrent sous son crâne, signes annonciateurs d'une future perte de connaissance.
L'angoisse monta en elle comme un poison se répand dans un corps sain. Elle lui fit perdre la tête. Kalaar ne se soucia plus de la direction à prendre, elle chercha désepérément quelque chose contre lequel se plaquer, s'abriter, pour pouvoir reprendre une bouffée d'air. Réflexe d'un corps tentant de survivre, la Ligresse prit malgré elle une inspiration. Suivie d'une affreuse quinte de toux. Comme si on polissait avec du verre pilé le fond de sa gorge. Et plus elle toussait, plus le sable venait l'étouffer, s'engouffrant à grandes lampées dans sa bouche.
Kalaar suffoquait. Les ténèbres s'insinuèrent dans son cerveau, coupant l'un après l'autre ses sens de l'extérieur. Elle sombra, tomba dans ce précipice, reliant la conscience au néant, dans un cri silencieux. Une chute vertigineuse après que le sol se soit dérobé sous ses pas. Un abîme infini. Une éternité de vide.
Quelque chose accrocha son bras droit. Une prise puissante. Une douleur intense. Des hurlements noyés dans l'éther. Suspendue entre deux eaux, Kalaar sentit son esprit retenu par une force inébranlable. La lumière inonda ses yeux et une cascade d'eau jaillissante vint s'écraser sur son visage, innondant sa bouche et ses oreilles.
- Kalaar !
La chute reprit dans une cataracte colorée et brulante. Deux voix tonnèrent.
- Kalaar !
- Réveille-toi, Kalaar !
Une quinte de toux, faible. Douloureuse. Une respiration lente, mais résolue. Râpeuse. Sifflante. Des poumons en feu. Les yeux piqués de mille aiguilles. Les oreilles et le nez comme pris dans le ciment.
- Encore de l'eau !
Encore cette sensation de fraîcheur, ruisseau dégoulinant sur son pelage. On la souleva, l'eau rentra sous ses paupières, comme un baume salvateur. Elle cracha. Vomit un mélange d'eau, de bile et de poussière.
Le soleil envahit la vision de Kalaar. Lorsqu'il disparut, Ashka était penchée au-dessus d'elle, Izmeer à ses côtés.
- Ash...
Elle tenta de parler mais repartit dans une succession d'expectorations bruyantes et douloureuses.
- Là, là... Reste tranquille, Kalaar. Tu as failli y rester.
C'était la douce voix d'Ashka. Une main – celle de l'Evaylienne, elle espérait – caressait son front.
- Vous vous en êtes tirée de peu, reprit Izmeer. La tempête aurait eu raison de vous si elle n'avait pas décidé de partir aussi précipitamment qu'elle n'est arrivée.
Kalaar, couchée sur le dos, releva un peu la tête. Ashka lui soutenait la nuque et nettoyait son visage pendant que le mage jahad versait le contenu d'une outre pour rincer et nettoyer son pelage. La Ligresse sentit la douleur parcourir son corps comme s'il avait été roué de coups, mais ce fut son bras droit qui l'élança le plus. Les muscles avaient été serrés dans une poigne de fer, comme en témoignait sa peau nue par endroit, la fourrure arrachée dans l'effort.
- Désolée, s'excusa Ashka. Je t'ai agrippée comme j'ai pu. Dans la tempête, ton manteau a été emporté et je l'ai reçu en pleine tête. Izmeer étant à côté de moi, j'ai compris que c'était toi, que tu risquais de mourir. Je t'ai attrapée de justesse alors que tu roulais vers le précipice, et je t'ai ramenée auprès de nous en attendant que le vent se calme.
Kalaar prit la main d'Ashka et constata que des poils y étaient encore coincés sous les ongles. Elle fit la grimace.
- Je te dois donc... la vie ? demanda-t-elle d'une voix rauque.
Izmeer se racla la gorge bruyamment.
- Oui, juste Ashka, ajouta-t-il d'un ton narquois. Moi, je n'y suis pour rien, voyez-vous !
Kalaar se redressa, assise sur le sable, et envoya une faible tape sur l'épaule du Jahad.
- Merci... à tous les deux, poursuivit-elle dans un souffle.
- Oh, ce n'est pas comme si nous commencions à avoir l'habitude de vous sauver la mise, hein ! plaisanta Izmeer en lui rendant sa tape.
Kalaar fut outrée de ce contact inopportun. puis sourit faiblement. Pourquoi pas, après tout ? Pour un Jahad, il n'est pas si désagréable, pensa-t-elle. Se tournant vers Ashka, la Ligresse rencontra son regard d'émeraude qui la détaillait avec une émotion palpable.
Le temps se suspendit dans cet instant. L'Evaylienne avait laissé sa main lovée contre la joue de la féline. Au travers sa paume, Kalaar sentit les battements de son cœur battre en chœur avec le sien. Quelque chose s'alluma en elle. Quelque chose de chaud. Doux. Tendre. Quelque chose d'endormi depuis si longtemps.
Kalaar prit la main d'Ashka dans la sienne, et y déposa un baiser.
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