Tjeb Alhilal (Partie 3)
Le convoi n'avait pas souffert de perte matérielle. Les dromadaires, habitués aux habub depuis des générations, avaient eu le réflexe de se protéger les uns les autres et d'attendre calmement que la tempête passe. Seule Kalaar en avait fait les frais, et ce malgré son expérience du désert qui dépassait de loin celle de ses deux autres compagnons de voyage réunis. Les yeux rougis d'irritation, les dents grinçantes, les oreilles pleines et le nez encombré furent les stigmates qu'elle dut supporter de longues heures durant, avant que son corps n'évacue tout le sable qui l'incommodait.
Mais peu l'importait. À l'instar de son Ori à la lueur de jade, qui voletait à ses côtés gaiement, Kalaar sentait que ce qui pesait dans son cœur s'était transformé. Non que le poids se soit évanoui, mais à l'instar de l'effet d'un baume sur une brûlure, la douleur s'était atténuée. Elle était devenue supportable. Un début de cicatrisation.
Remontant à dos de leur monture, les trois compagnons reprirent leur trajet le long du Sentier d'Argent. Ce fut Izmeer qui ferma la marche cette fois, son dromadaire tenu par la longe de la main d'Ashka, et Kalaar en tête. La Ligresse n'avait plus ce besoin d'être en retrait. Elle regardait fréquemment en arrière, pour sourire timidement à l'Evaylienne aux yeux d'émeraude.
Sable et gravats encombraient le chemin. Les vents tourbillonnants avaient occasionné de nombreux dégâts, mais la route resta néanmoins praticable. La corniche devint étroite, au point que les voyageurs durent se plaquer contre la paroi rocheuse de la falaise. Celle-ci, striée de filon de minerai doré, s'élevait en mur vertical sans aucune aspérité, ne laissant nul espoir de pouvoir l'escalader.
Puis, au crépuscule de cette journée interminable, la pente devint plus douce. Le relief se dégagea. Le panorama s'élargit, dans toute l'entièreté de l'horizon. Le sommet plat de la mesa s'offrit à eux, dans une splendeur ocre et or. À leurs pieds, le reg du Dhazzem, absorbé quelques kilomètres plus loin par la mer des dunes. Là où pointait le soleil couchant, d'autres plateaux surélevés se dressaient, paysage étrange et mystique, gigantesques souches d'arbres pétrifiés.
La végétation, sur ce toit du désert, était sensiblement différente. La verdure n'était pas aussi généreuse que celle de Menmerun, mais elle était déjà bien plus prononcée que les arbres rachitiques qu'ils avaient croisé jusqu'alors. Sycomores et acacias, plantes grasses et cactées, se disputaient la place sur ce replat où le vent s'adoucit.
La place fut aisée d'y monter un campement. L'éreintante ascension avait sapé les forces de l'équipée, et Kalaar ne fut pas la dernière à prendre part aux rejouissances de cette pause méritée.
Sous les étoiles naissantes, un feu crépitant embrasa le bois sec et illumina les visages apaisés. Même celui de Kalaar. Elle fredonnait une mélodie en remuant le contenu odorant d'un fait-tout.
- C'est joli, remarqua doucement Ashka.
- C'est un air... une berceuse, hésita la Ligresse. La berceuse préférée d'Adula. Ma dernière enfant.
Izmeer baissa les yeux, anticipant un déchaînement d'agressivité. Mais rien ne vint.
- C'était une chanson que chacun des Bir'Talis connaissait, poursuivit Kalaar. Mais Adula ne voulait l'entendre que de la bouche de mon mari Sarian.
- Qu'est-ce qu'elle raconte ? osa Izmeer timidement.
- C'est une histoire triste. Un Ligre qui cherche son enfant perdu dans les montagnes. Ses rêves le guident et lui font rencontrer des étranges créatures.
- Le retrouve-t-il ? demanda Ashka.
- Non, souffla Kalaar. Enfin si, il le retrouve dans l'après-vie.
- Eh bien, soupira Izmeer. J'espère que le Padishah retrouvera sa fille avant qu'elle ne meure. Sinon il n'aura que des chansons pour se consoler. Ou nous voir pendus, c'est selon.
- Nous arriverons dans les temps, estima l'Evaylienne. Les Asharifane ne doivent pas être bien éloignés de notre position. Ils sont éparpillés dans tout le Tjeb Alhilal, nous a-t-on raconté.
- Bah, peu importe si nous arrivons dans les temps, râla Kalaar. Nous pourrions tout aussi bien nous perdre dans le Dhazzem, que le Padishah ne nous y retrouverait pas.
Ashka foudroya la Ligresse du regard. Izmeer aussi parut interloqué.
- Je pensais les Ligres loyaux, qu'ils n'avaient qu'une parole, argua le Jahad. M'aurait-on menti ?
Kalaar sourit de biais.
- Mada me disait la même chose. Avant que je ne me fasse capturer et qu'on ne me force à exécuter cette mission.
- Il me semble que tu en as déjà parlé par le passé, mais que tu ne t'étais pas étendue sur le sujet. Qui est Mada ? l'interrompit Ashka.
- Mon employeuse habituelle à Kuvalzum, répondit Kalaar. Une vieille Majaghane râleuse, mais qui paye pas trop mal. Elle est pleine de sagesse et de bon sens, quand elle n'est pas en train de délirer à cause du qifa.
- C'est amusant, remarqua Izmeer. Cette description me fait penser à celle qui m'a envoyé à Saalirraz, pour y étudier la magie. Elle s'appelait Daija, une petite bonne femme toute maigre et fripée, avec des cheveux gris hirsutes. Un puit de sagesse, mais parfois un peu illuminée. Elle m'a pris sous son aile alors que je ne connaissais rien à la magie.
- Quand tu étais en Evayle ?
Izmeer hocha la tête à l'attention de la féline. Ashka fit une mine perplexe.
- Qu'est-ce qu'il y a, Ashka ? demanda le mage.
- Je ne sais pas si c'est une curieuse coïncidence, mais j'ai moi aussi connu une vieille Majaghane du nom de Malifa. Gentille, courageuse. Presque maternelle. C'est sur ses conseils que je me suis engagée dans la garde royale, et que j'ai pu y gravir les échelons. Elle a travaillé durant un temps à l'Intendance. Petite, cheveux gris, très maigre, et la peau tâchée comme celle d'une camée.
- Je ne comprendrais jamais pourquoi se ruiner la santé dans des drogues aussi ravageuses que le qifa, soupira Izmeer.
- Pour oublier la misère de leur existence, probablement, supposa Kalaar. Il est plus facile et moins onéreux de s'en procurer que de trouver de l'alcool.
- À la base, le qifa n'est pas censé exister, expliqua Ashka. Ce n'est qu'un dérivé bon marché du qanfasa, réservé à la Cour et à l'Oraculaire. Il est fait à partir de poudre d'élytres de scarabée topaze et de sève de sanguebois. Mais comme ces ingrédients sont difficiles à trouver en Harkara – particulièrement le sanguebois qui ne pousse qu'autour de l'Akh Alzalam – les contrebandiers mettent des résines bon marché à la place. La poudre se trouve assez facilement dans tout Menmerun, car les trafiquants ont trouvé le moyen de faire des élevages de scarabée et le vendent sous forme d'amalgame.
Kalaar connaissait bien le processus. C'était l'objet de sa dernière course aux entrepôts du port de Kuvalzum. Cela lui parut si loin. Le Dhazzem l'avait-elle transformée ou bien s'était-elle changée aux côtés de ses compagnons de route ? Izmeer, Talek, Ashka...
Son Ori vert tendre s'envola et se posa aux pieds de cette dernière. L'Evaylienne avait le visage baigné de la lumière du feu de camp et ses prunelles miroitaient de la lueur de cet instant. La féline l'observa parler tout au long de la soirée, dans une sérénité singulière qui ne l'avait pas habitée depuis des années.
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