Alqamar (Partie 1)
Les dunes chantent pour que le sable n'oublie jamais.
Sagesse majaghane
Dès l'aube, dans la fraîcheur nocturne mourante, Kalaar dirigea la caravane vers la mesa lunaire, immense proéminence dans ce paysage singulier. L'ascension se révéla incroyablement acrobatique. Un pont de corde enjambait le dernier précipice sur près de cinquante mètres, puis rejoignait la façade de la falaise dans une cavité sculptée par le vent. De là, enroulé autour de l'édifice dans un sillon excavé, un chemin en pente douce grimpait au sommet au prix d'une dizaine de révolutions. Comme à l'accoutumée, Izmeer se couvrit les yeux, guidé par ses accompagnantes lors du franchissement de l'abîme. Alors que le dernier dromadaire traversait le vide, Kalaar s'arrêta pour contempler ce curieux parcours, avec une pointe d'excitation.
Jamais elle n'avait vu pareil endroit durant toute sa vie. Finement ciselés dans la pierre, des ornements ondulants représentaient les dunes du Dhazzem et les vents y soufflant. Des symboles étranges y apparaissaient, reflétés par la lueur du soleil. Des peintures virides et azurées décoraient le plafond voûté sur toute la montée du sentier. Animaux – dont un redouté khajeraaz – et végétaux, dans des étendues d'eau, de terre ou de sable, dessinés avec une grande sensibilité et un réalisme saisissant, brossaient des paysages fantastiques sur le ciel de leur progression.
Ashka, quant à elle, n'arrivait pas à décrocher son regard de l'horizon. Les lueurs scintillantes des étoiles mourraient lentement. Quelques nuages épars se baladaient au-dessus des immensités désertiques, projetant leurs ombres fantomatiques dans les vents poussiéreux. Elle était hypnotisée par l'immensité du panorama, absorbée par son gigantisme.
Puis, alors qu'ils s'avançaient depuis une hauteur croissante, le ciel déversa sur eux sa pureté céruléenne. Illuminé par le jour levant, il embrassait le plateau qui se dégageait devant leurs pas. Là-haut, sur ce toit du toit du Dhazzem, nul acacia, ni cactus. La seule végétation, insolite par son unicité, était le sanguebois. Mais d'une sorte plus ramassée et plus touffue que sa version des plaines. En de multiples bosquets, son essence se repartissait tout autour d'eux, leur faible hauteur ne parvenant pas à masquer la magnifiscence du point de vue.
Quelque chose d'autre aussi les différenciait des arbres communs. Leur odeur. Kalaar la première fut transie du parfum enivrant exhalé par le tronc et le feuillage des sanguebois d'Alqamar. Le chemin serpentait au milieu des végétaux, de sorte que chaque pas était empli de leurs effluves exotiques et épicées. La langue de la Ligresse claqua sur son palais, humectant ses papilles pour en capter les arômes qui échappaient à ces humains si dépourvus de goût. Fermant les yeux de plaisir alors que le nectar éclatait dans sa bouche et ses narines, elle laissa sa monture avancer à sa guise sur le sentier dessiné. Celui-ci avançait vers un promontoire sur le bord de la mesa, éperon rocheux dominant le sable, sur lequel un amas d'habitations sommaires était agglutiné. Tentes et maisons semi-permanentes faisaient corps dans un assemblage ressemblant à un village de fortune.
Deux femmes vinrent à la rencontre du convoi. Kalaar les salua en brandissant le médaillon de bois de la matriarche.
- Les envoyés de notre matriarche sont les bienvenus, déclara la plus jeune des deux Majaghanes. Vous avez notre hospitalité. Que pouvons-nous faire pour vous ?
- Nous souhaitons nous entretenir avec un de vos liseurs, répondit Ashka, pour retrouver quelque chose qui a été perdu il y a longtemps dans le Dhazzem.
- Je vois. Suivez-nous.
La végétation se dégagea alors qu'ils arrivèrent à l'orée du village Asharifane. Bâtie sur une structure rocheuse ressemblant à la bigorne d'une grande enclume de pierre, la modeste cité abritait une dizaine de familles. Dominant les autres structures, une grande tente de peau était dressée devant le précipice : le logis des liseurs.
- Vous n'avez pas de qadim auprès de qui nous devrions nous annoncer ? demanda Kalaar.
- Vous n'êtes pas dans une oasis, remarqua avec amusement la Majaghane. Le qadim de notre tribu n'a pas la même fonction que ceux des tribus du Dhazzem. Mais soyez sans crainte, vous allez le rencontrer. Chez nous, le qadim dirige les liseurs.
Alors qu'elle terminait sa phrase, les trois compagnons mirent pied à terre devant la tente des liseurs. Des visages curieux apparurent derrière les autres habitations, et les plus téméraires vinrent observer de plus près ceux qui venaient de la part de leur matriarche.
Les deux hôtesses pénétrèrent sous la toile épaisse, alors qu'Izmeer saluait poliment les plus jeunes enfants attirés par la curiosité. Un vieil homme chenu à la barbe frisée et épaisse sortit alors de dessous le chapiteau et les accueillit chaleureusement. Habillé d'un modeste pagne, le torse nu et couvert de tatouages blanchâtres aux symboles ondoyants, son allure tranchait nettement de celle des autres qadim que Kalaar avait rencontré jusqu'à maintenant. Le plus impressionnant résidait dans son regard, bleu d'un ciel sans nuage.
- Soyez les bienvenus, visiteurs ! déclara-t-il d'une voix forte en ouvrant les bras. Je suis Hazaleem, qadim d'Alqamar et liseur des Asharifane. Venez, entrez ! Partageons un halili. Nous en profiterons pour discuter de la raison de votre venue ici.
Non seulement son apparence était étrange, mais ses manières l'étaient tout autant. Il n'avait rien de la courtoisie humble que manifestaient les autres Majaghans. Il semblait plus enthousiaste, plus exalté. Cependant, Kalaar nota qu'il ne paraissait pas sous l'emprise de drogue, qui aurait pu expliquer son état euphorique.
La Ligresse, suivie par Izmeer et Ashka, pénétra dans l'habitation de l'ancêtre, embaumée par le parfum de l'herbe-sable. Une théière et quelques tasses étaient posées à même le sol, entourées de tapis disposés pêle-mêle, tels une mosaïque tissée sur la roche. Les deux bédouines étaient assises en tailleur, tirant des bouffées sur une pipe à eau argentée.
- Prenez place ! les invita Hazaleem en se posant au sol. Je vous en prie.
- Merci, Hazaleem, répondit Ashka. Nous venons voir votre tribu sur le conseil d'Atar, le qadim des Udalan à Touz. Nous aurions besoin du don de lecture du désert des Asharifane afin de retrouver ce qui a été perdu dans le désert.
- Touz... cela fait bien longtemps que je n'y ai pas mis les pieds. Atar, je l'ai déjà croisé. Mais il était bien trop jeune à l'époque pour prétendre être qadim.
Il prit une longue gorgée de thé, puis fronça les sourcils.
- Pourquoi avoir besoin de lire le désert ? Qu'y cherchez-vous ? demanda-t-il.
- Nous cherchons la cité de mes ancêtres, Nekhnesiris, confia Izmeer. Dans ses ruines gît un héritage qui permettra de soigner l'affliction dont souffre une innocente.
- Vos ancêtres ? Votre héritage ? Voilà qui est intéressant. Cela devrait nous être utile pour les préparatifs.
- Vous acceptez donc ? Si facilement ? tiqua Kalaar, suspicieuse. Que souhaitez-vous en contrepartie ?
Le Majaghan sourit finement.
- Vous pouvez envahir le Dhazzem, l'ensemencer, tenter de le plier à votre volonté, le Dhazzem sera toujours là, intact. Il en va de même pour Ceux-qui-courent-sur-les-dunes, comme vous vous plaisez à les appeler. Nous serons toujours là. Nous serons toujours dans le Dhazzem et il sera toujours en nous. C'est pourquoi nous ne nous opposerons jamais aux volontés extérieures, nous savons pertinemment que votre parole et vos actes n'ont que peu de valeur à nos yeux. Le Dhazzem sera toujours là à votre mort. Alors autant que votre vie vous appartienne.
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