Alqamar (Partie 2)
Les préparatifs de la lecture des sables étaient nombreux, alors Hazaleem invita les voyageurs à se joindre à eux pour le repas du soir. Les Asharifane n'étaient pas les plus grands gastronomes, tant leurs ressources comestibles étaient réduites. Cependant, ils n'étaient pas dépourvus d'imagination. Les lézards et les serpents apportaient une viande digne de certaines volailles du sud, et le miel d'acacia mêlé aux racines et aux baies noires acidulées donnaient du relief aux saveurs fades de ces chairs inhabituelles. Le tout était arrosé de lait fermenté de dromadaire, de vin de palme ou de vin de miel.
La tribu Asharifane permit à Ashka et Kalaar de monter leur campement proche du village, alors qu'Izmeer visitait les lieux, captivé par la vue incroyable qu'offrait le promontoire.
- On voit bien des choses, d'ici, lâcha une voix ancienne derrière lui.
Izmeer se retourna vers la vieille femme qui l'observait d'un air amusé, depuis un rocher plat sur lequel elle était assise.
- On se sent si insignifiant, au milieu du désert, admit le Jahad. J'en ai le tournis. En plus d'avoir le vertige.
- La lecture du sable est plus sûre, de cette hauteur, continua la bédouine.
- Vous voulez sans doute dire plus juste, plus fiable ? demanda le mage.
Pour toute réponse, il obtint un silence énigmatique, l'aïeule se contentant de le fixer sans un mot. Puis elle se leva et s'éloigna alors que s'élevaient les premières clameurs du festin accueillant les étrangers. Izmeer haussa les épaules puis rejoignit Ashka et Kalaar, qui dégustait les premiers mets du repas, alors que les quatre lunes débutaient leur danse dans le ciel crépusculaire.
- Alors, tu n'es pas tombé de la falaise ? rit Kalaar en écervelant le crâne d'un serpent.
- Qui était la vieille femme qui t'a parlé ? demanda Ashka à son tour. Je vous ai vu échanger quelques mots.
- Quelques mots à peine, soupira-t-il. Incompréhensibles, au demeurant.
Le mage s'assit en tailleur devant la table basse, sur laquelle son écuelle de terre cuite l'attendait, son contenu fumant et odorant. Les plus jeunes aidaient les cuisiniers à distribuer les plats, servis sur de grands plateaux d'argent, ou à veiller à ce que chaque timbale ne reste pas vide trop longtemps.
À la fin du repas, alors que les gourmandises à la pistache, aux arachides et au miel furent dégustées, des instruments de musique apparurent aux quatre coins du festin. Des luths, des tambours, des flûtes, mais comme Kalaar n'en avait jamais vu sous ces formes, entonnèrent des mélodies rythmées, portées par les paroles majaghanes de chants traditionnels.
La démonstration artistique à laquelle ils avaient été conviés charma Ashka et Izmeer. Kalaar quant à elle était subjuguée, son âme-esprit battait la mesure d'une lueur orangée. À l'instar des musiciens, des danseurs avaient fait leur apparition de nulle part, adoptant en cadence le tempo rapide des mélodies du désert. La Ligresse était hypnotisée par les mouvements fluides et ondulants des corps des jeunes qui se produisaient devant elle. Frôlements de bras, figures ondoyantes de mains, balancements de bassins, étirements de jambes et pirouettes sautées, Kalaar y vit les mêmes représentation que son clan donnait lors des fêtes et des cérémonies. Un jeune garçon vit sa fascination et l'invita à danser.
Sans hésiter, elle se dressa sous les étoiles d'Alqamar. Ce ne fut pas la Kalaar rencontrée à Kuvalzum qui se produisit ce soir-là devant les yeux d'Ashka et d'Izmeer. Elle s'élança, délaissant cette main qui l'avait conviée, puis bondit en plusieurs sauts gracieux, arquant les bras, ondulant le bassin. La féline continua ainsi, sautant gracieusement, dansant voluptueusement, avec ses gestes graciles et ses pas élancés. Lors d'une syncope des tambourins et dans un fantastique grand écart, elle s'étala au sol dans un étirement audacieux. Puis se releva, exécuta une roue, une seconde, puis lors d'un saut puissant, se réceptionna près du grand feu de joie. Elle saisit un tisonnier ferré, et, telle une athlète armée, caracola de table en table jusqu'à le planter dans l'une d'elle. Saisissant à pleines mains ce pieu fiché, elle s'y enroula dans une élégante pirouette, étendant finalement l'un de ses bras dans un salut final adressé au firmament.
Alors qu'elle ouvrit les yeux, un tonnerre d'applaudissements retentissait tout autour d'elle. Un vacarme d'ovations saluait cette représentation spectaculaire et inattendue. Les Asharifane étaient ravis. Izmeer exultait et battait des mains à se les faire saigner. Ashka était complètement ébahie. La démonstration de danse ligre l'avait complètement laissée pantoise.
Le cœur de Kalaar battait à tout rompre. Elle se releva en regardant ses mains noires de suie. Mais sur son visage s'était dessiné un sourire extatique que ses compagnons ne lui connaissait pas.
- Tout va bien Kalaar ? s'inquiéta Ashka venue à sa rencontre. C'était magnifique ! Je n'ai jamais rien vu de tel !
- J'y souscris totalement ! ajouta Izmeer à sa suite. Vos sauts et vos grâces étaient fort bien montés !
La Ligresse parut émerger d'un rêve. Elle cligna des yeux, et dévisagea l'Evaylienne un instant, l'air incrédule.
- C'était la Poursuite d'Oumim et Toumim, expliqua-t-elle. Une de nos danses sacrées. C'est la deuxième fois de ma vie que j'exécute cette danse.
- Ah oui ? s'étonna Izmeer. À quelle occasion avez-vous déjà réalisé cette majestueuse parade ?
- Lors de mon mariage, soupira Kalaar.
Un musicien accourut vers elle le visage illuminé, interrompant le moment de gêne.
- Les Déesses soient louées, c'était prodigieux ! l'acclama-t-il. Vous connaissez donc les danses et les musiques majaghanes ?
- Je dois vous avouer que cet air m'a fait étrangement penser à nos mélodies, confia la Ligresse. Les Bir'Talis comptaient bon nombre de musiciens et je ne pensais pas que les sonorités pouvaient à ce point se ressembler.
- C'est que vous devez avoir du sang majaghan dans vos veines, alors, amie ! plaisanta le musicien. Ou que le sable est dans votre chair !
Un souvenir récent remonta à la surface, comme tiré des profondeurs par l'écho de cette boutade. Talek. Kalaar n'avait pas repensé à lui depuis leur départ de Sutaam. Elle aurait aimé le voir – ou l'avoir – à ses côtés en cet instant. Mais pour quelle raison ? Il avait tous les droits de se sentir insulté par sa simple présence, les actions de la féline avait provoqué la mort de son père, après tout. C'était purement égoïste. Chassant cette ombre de ses pensées, elle sourit vaguement au musicien, et rejoignit ses compagnons. La soirée fut émaillée de chaleur et de lumière, en ce lieu perdu au beau milieu de nulle part.
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