Alqamar (Partie 4)
- J'ai vu. j'ai tout vu.
Izmeer transpirait à grosses gouttes. Kalaar et Ashka autour de lui, le soutinrent pour éviter qu'il ne s'effondre, tant l'effort lui avait coûté. Le teint livide, transporté à l'ombre fraîche dans la tente du qadim, le mage, au souffle court, hachait ses phrases en tremblant de tous ses membres.
Alors qu'il finit de boire le thé halili qu'Hazaleem lui avait tendu, Izmeer raconta son rêve.
Il avait voyagé haut et loin, les roches et les sables du Dhazzem sous ses ailes déployées. Les dunes défilaient, à l'infini. Une oasis perdue, habitée par des ruines sans nom et des esprits retors, repoussait l'immensité hostile. Puis, plus loin, bien plus loin, le sable se teignit de gris et de noir, comme de la suie et du charbon répandus sur le sol. Vallée désolée et sans vie, en son centre inerte gisaient les ruines de Nekhnesiris, dont les plus grands édifices défiaient encore le temps. Et partout et en tout lieu, durant son voyage, un point lumineux dans le ciel, une étoile pointant le sud.
- C'est Netli, le phare du sud, affirma Izmeer. Je la reconnaîtrai d'entre toutes, elle est visible même en plein jour, si on y prête attention. En revanche, cette oasis...
- Il doit s'agir de l'oasis perdue de Setunetep, annonça Hazaleem. C'est la seule oasis située au sud du Tjeb Alhilal.
- Et pourquoi est-elle "perdue" ?
- Elle se trouve dans une région que tous évitent. Et pour cause, c'est devenu une zone de reproduction des khajeraaz. Les Majaghans eux-mêmes ne s'y risquent plus.
- Pourquoi est-ce que je m'attendais à ce que ce soit si compliqué ? soupira Kalaar.
- Personne ne passe plus par là. Les caravanes se déroutent loin au sud ou longent les mesas. Il n'y a pas d'autre chemin.
- Formidable, grogna Ashka. Qui voudra nous accompagner jusqu'à cette oasis, alors ?
Le constat fut amer. Se frayer un chemin jusqu'aux confins du désert se révélait être une impasse, un suicide collectif. Kalaar scruta le visage de ses compagnons, à la recherche d'une solution, mais ne vit que la frustration et le désespoir dans les yeux émeraude d'Ashka. Izmeer parut réfléchir intensément, puis son visage s'illumina.
- Attendez-moi là un instant, voulez-vous ? lança-t-il en se levant d'un bond. Je dois vérifier quelque chose !
S'élançant à travers la foule qui avait assisté à la lecture, alors même que ses jambes flageollaient encore sous la fatigue, Izmeer se rua vers sa monture non loin et fouilla dans l'un des sacs attachés à la selle. Il en sortit un épais livre aux bords racornis, dont il feuilleta les pages avec une excitation évidente. Son regard s'illumina lorsqu'il parcourut un passage, puis, laissant tomber le livre dans la poussière, il jeta un œil dans une autre besace. Le mage en tira quelques herbes rouges et un cristal de quartz.
- Cela devrait suffire ! s'exclama-t-il en passant en trombe devant Kalaar.
- Tu veux bien nous expliquer, Izmeer ? s'insurgea Ashka.
- Plus tard, ma chère, plus tard ! trépigna-t-il.
Puis, à Hazaleem :
- Je vous remercie de tout ce que vous avez déjà fait pour nous, très cher qadim. Pourrais-je abuser de votre générosité en vous demandant tout d'abord à quelle distance se dresse l'oasis de Setunetep ?
Se grattant la barbe, le bédouin répondit :
- Environ une octave de marche. Mais pourquoi ?
- Et auriez-vous l'infinie amabilité de me permettre de vous emprunter un échantillon d'iifraz ?
- Que souhaitez-vous en faire ? demanda le vieil homme.
- L'iifraz est un ingrédient rare et cher, mais il regorge d'utilités comme fluide d'invocation arcanique notamment !
Hazaleem hocha la tête sans vraiment comprendre, puis tendit le bras vers un des liseurs qui l'accompagnait. Celui-ci fit demi-tour et se retira dans la tente.
- C'est-à-dire ? questionna Kalaar.
- S'il nous est impossible de traverser le désert à dos de dromadaire, ou même à pied, pour ne pas attirer les khajeraaz, alors allons-y par la voie des airs ! exulta Izmeer.
La Ligresse le regarda, sceptique, se demanda quelle mouche avait bien pu le piquer.
- Je suis mage, aviez-vous oublié, chères amies ?Je connais un sortilège qui pourrait nous être très utile ! Voire même plus qu'utile, incontournable !
Izmeer se comportait comme un enfant, enjoué par la solution résolvant le problème sur lequel tout le monde butait.
- Le vent, mesdames, le vent ! Il va nous porter jusqu'à Setunetep ! Et de là-bas, nous rejoindrons Nekhnesiris !
- Tu es sûr de toi ? douta Ashka. Cela me paraît quand même...
- Vous ne connaissez pas la magie, assurément ! coupa le Jahad. D'après mes calculs, les mesas du Tjeb Alhilal culminent à deux mille mètres d'altitude. Celle d'Alqamar doit donc affleurer les trois mille. Cela devrait suffire, car le sort de vent que je vous propose de lancer nous fera planer comme des oiseaux, légers comme des plumes !
- Planer comme des oiseaux ? railla Kalaar. La lecture t'a probablement brûlé la cervelle !
Alors que le liseur revint vers Izmeer avec une autre fiole d'iifraz dans les mains, celui-ci s'en empara avec moults remerciements et s'empourpra :
- Gardez donc vos moqueries stériles et laissez-moi vous montrer le véritable pouvoir d'Izmeer In Raafi !
Là-dessus, il écrasa une des feuilles rouges et un morceau de quartz sur un rocher. Il versa une goutte de sécrétion de khajeraaz sur le dessus, puis la solution commença à brûler. Son timbre de voix se fit tout autre, lorsque du fond de sa gorge jaillit une incantation mystique. Grave et rauque, sa psalmodiation fut accompagnée par de grands gestes signés dans les airs, dessinant d'étranges symboles dans le vide. Puis, il prit le rocher et le lança en l'air. Devant le regard stupéfait de tous les témoins de la scène, le rocher descendit lentement jusqu'au sol, sans un bruit.
Kalaar fut abasourdie. Elle prit la pierre dans sa main, appréhendant son poids. Le roc était tout ce qu'il y avait de plus banal. Il avait pourtant chuté aussi lentement que s'il avait été constitué de plume.
- Je vous propose cette solution, ou marcher dans le désert et se faire avaler par ces insectes géants, articula le mage tout sourire. Qu'en pensez-vous ?
- J'en pense que ton intuition tombe à point nommé ! salua Ashka. Et toi Kalaar ?
- Pourquoi ne pas avoir effectué ce sortilège plus tôt ? demanda-t-elle. Nous avons failli mourir avant d'atteindre Tabili !
- Sans iifraz, impossible, regretta Izmeer. Et vous comprendrez qu'il faut prendre de la hauteur afin qu'il fonctionne à son plein potentiel.
- Bon, si ton enchantement peut nous faire gagner du temps, alors pourquoi pas ? reprit la féline en haussant les épaules. Mais une question me taraude, si nous partons par ce biais, comment pourrons nous rentrer ?
- Je ne sais pas, regretta Ashka. Nous n'avons aucun moyen de pouvoir envoyer une caravane nous quérir là-bas. Nous serons seuls. Il ne nous faudra compter que sur nos propres ressources, et celles que nous trouverons. Si toutefois nous y survivons.
- Le voyage s'annonce charmant, râla Kalaar.
- C'est donc entendu ! s'esclaffa Izmeer. Allons préparer nos affaires. Ne prenons que le nécessaire. Voyageons léger, nous allons à Nekhnesiris !
Ce fut donc sur ces paroles à la gravité teintée d'une euphorie libératrice, que les trois partenaires firent leurs bagages. Faisant don de leurs montures à la tribu Asharifane en remerciement de leur lecture et de leur accueil, ils se chargèrent de trois sacs remplis de vivres.
Hazaleem vint vers eux alors qu'ils étaient prêts à partir.
- Méfiez-vous de Nekhnesiris. Cette cité n'a pas été dévorée par le Dhazzem pour rien.
- Nous avons déjà été prévenus, cher Hazaleem, observa Izmeer. Merci pour tout !
- Vous serez toujours les bienvenus parmi les nôtres, sur Alqamar.
Saluant les voyageurs tandis qu'Izmeer préparait à nouveau son incantation, le bédouin ajouta :
- Quoi que vous fassiez là-bas, ne réveillez pas le Nejheb.
Vaguement au fait des paroles d'Hazaleem, le mage apposa les ingrédients broyés dans la main de chacune de ses compagnes, ainsi que dans la sienne. Alors que son oraison s'achevait, Izmeer leur cria :
- Maintenant, suivez-moi ! Allons vers l'étoile du sud !
Se dirigeant vers le sud, le Jahad d'habitude si sensible au vertige s'élança du haut de la falaise. Dans un cri d'effroi de la foule, tous constatèrent alors qu'il planait, à l'instar du rocher qu'il avait ensorcelé plus tôt.
Ashka fit signe à Kalaar de le suivre, bouillonnante d'excitation. Elle se jeta à son tour, hurlant devant le vide qui se déroulait sous elle, alors que son corps lévitait. La Ligresse la rejoignit après un plongeon souple, sous les hourras de la tribu massée sur le rebord du promontoire.
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