Setunetep (Partie 1)
Il est des tombes sans noms comme des nuits sans rêves. Vouées à l'oubli.
Proverbe jahad.
Guidé par Netli, l'étoile du sud, le vol plané magique dura une bonne partie de la journée. Kalaar vit défiler les sables du Dhazzem, ses dunes passant derrière elle comme autant de vagues d'une marée montant à l'infini. Au comble de son euphorie, elle avait rejoint Ashka, lui tenant la main pour l'accompagner durant ce moment unique et inoubliable. L'Evaylienne rit aux éclats, alors même qu'en contrebas des bilajiin tournoyaient sur les crêtes des barkhanes, tels des fantômes poussiéreux pestant contre ces oiseaux inopportuns. Se joignant à elle, Kalaar gloussa de bonheur. Son Ori violet attira l'attention d'un jeune khajeraaz sur le sommet d'une butte. Long d'une dizaine de mètres, il se redressa et poussa une stridulation aiguë à leur intention, avant de plonger et de disparaître dans le sol.
Izmeer devançait les deux femmes de quelques instants. Lui-même semblait profiter de l'extraordinaire trajet, tout en gardant sa concentration intacte.
Quelle étrange sensation que de sentir son corps voler, songea Kalaar. Les Ligres ne sont pas faits pour cela. Cela est contraire à la nature. Il y a quelque chose d'étrange et de surnaturel là-dedans. Mais quelle félicité ! Quel spectacle inouï !
Sentir le bonheur d'Ashka à ses côtés lui donna une pure satisfaction. Elle sentit la prise de l'Evaylienne se rafermir, puis son visage s'éclaira d'un sourire éclatant. Kalaar se sentit à sa place. En cet instant et en ce lieu, suspendus entre deux mondes, elle était aux côtés de la seule personne avec qui elle aurait souhaité vivre cela. L'émotion emballa son cœur et ses yeux se voilèrent de larmes de joie. Depuis tant de temps, ce qui avait été refoulé fut relâché.
Dans cet élan de fièvre, tendue telle la corde d'un arc bandé et fragile comme une aile de papillon, Kalaar prit le visage d'Ashka entre ses mains, puis leurs bouches se rejoignirent. Ashka tressaillit, puis s'y abandonna. Subtile douceur que le baiser d'une femme humaine. La soie sur le velours, la pulpe contre le duvet. Telle une étoile filante en plein jour, un rêve éveillé, les deux femmes traversaient l'horizon dans cette communion intime. Leurs différences n'avaient pu contraindre leurs sentiments à rester cois. Ils s'exprimaient désormais dans cet autre espace-temps. Alors que leur baiser se défaisait, l'or et l'émeraude de leurs iris se mêlèrent à l'éternité, dans une étreinte folle de liberté.
Mais alors que ce moment s'étirait inlassablement, Izmeer poussa un cri. Revenue à la réalité, Kalaar se rendit compte que le sol n'était plus qu'à une vingtaine de mètres au-dessous d'eux. Le mage était revenu à leur hauteur et pointait du doigt une dune proche.
- Regardez, là-bas ! reprit-il. Derrière ! Une gorge !
En effet, dissimulé par le talus d'un ghourd gigantesque, un affaissement de terrain abritait en son sein une oasis hospitalière, cachée du monde dans un repli rocheux. Verdure lovée dans une cavité rocheuse, le petit îlot viride était peuplé de palmiers tordus, et d'autres essences constituant une canopée dense et impénétrable.
- Nous allons devoir finir à pied ! prévint Izmeer. Préparez-vous à un atterrissage en douceur !
Leur trajectoire entrait en conflit avec le relief proche. Comme pour illustrer ses propos, la croisière aérienne du mage se termina par une chute déséquilibrée, dans laquelle il bascula à la renverse, roulant sur la pente comme un rocher. Ashka et Kalaar posèrent le pied souplement sur le sable.
Autour d'eux, le crépuscule noyait le creux des dunes dans une ombre rafraîchissante. Le phare du sud, à peine plus visible que les autres étoiles naissantes, guettait l'arrivée prochaine des quatre astres lunaires.
- Dépêchez-vous ! siffla le Jahad en s'époussetant. Nous ne sommes pas à l'abri d'un de ces fichus prédateurs insectoïdes errants ! Marchez le plus doucement possible sur le sable et rejoignez au plus vite la pente rocheuse là-bas. Il ne faut pas qu'ils nous entendent !
La démarche hésitante, ils s'aventurèrent sur le talus descendant vers l'oasis. Contrairement à leur précédente expérience où il s'en était fallu de peu, le sable ne résonna pas sous leurs pas. Rien ne leur permettait de savoir cependant si un khajeraaz – ou n'importe quelle autre menace inconnue – ne les guettait du fond de son repaire. Seul le vent sur les dunes chuchotait à leur passage, répandant la rumeur de la venue d'étrangers dans cette région oubliée.
Ils arrivèrent enfin sur le sol rocailleux. Les parois résonnaient de leur arrivée et des gravats qu'ils délogeaient à leur passage. La végétation épaisse leur tendit les bras, les accueillant dans une froideur sombre et moite, chargée d'odeur de champignons et de musc.
- Depuis combien de siècles cet air n'a-t-il été respiré ? demanda Ashka. Comment être sûr qu'il s'agit bien de Setunetep ?
- Je l'ignore, répondit Izmeer avec une moue déconfite. Mieux vaut rester sur nos gardes, je n'ai aucune idée de ce qui nous y attend.
- Explorons un peu les environs, Ashka et moi, proposa Kalaar. Tu peux rester préparer le camp, si tu le souhaites.
- Entendu, je vais rester dans le coin, alors. Mais ne découvrez pas de trésors sans moi, hein ?
- Compte là-dessus ! gloussa la Ligresse.
Tournant le dos à leur compagnon, elles s'enfoncèrent dans la flore abondante. L'humidité exubérante était bon signe, une source devait affleurer non loin, ou proche de la surface. Mais elle logeait également nombre d'insectes et d'oiseaux. Des criquets et des bruissements de feuilles les entouraient. Leurs lames mises à nu, les deux femmes avançaient, proches dans la pénombre, se guidant paume contre paume. Comme si ma main refusait de lâcher la sienne, s'en amusa Kalaar.
Puis, quelques enjambées plus loin, la verdure s'écarta brusquement, pour laisser place à une modeste mare d'eau claire. Grenouilles et oiseaux colorés y chantaient, et une troupe de ces derniers s'envola d'effroi devant l'intrusion dans la clairière.
Un monticule attira l'œil de Kalaar. Sur une petite butte, disposé en un tas surélevé, ce qui ressemblait à un petit monument était dressé. Une lame de bronze, masquée par des lianes entremêlées, était calée entre deux grosses pierres. D'étranges inscriptions ornaient la garde.
- Je ne sais pas ce que cela veut dire, déclara Kalaar, mais il s'agit sans doute d'une tombe. Ceci en constitue l'épitaphe.
- Une tombe ? hoqueta Ashka. Ici ? Elle doit dater d'un bon nombre d'années, vu l'état de la lame.
- Je dirai même un bon nombre de siècles, précisa la voix d'Izmeer, provenant de la végétation.
Il avait fait irruption dans la clairière sans qu'elles ne s'en soient aperçues.
- Pardon de débarquer ainsi à l'improviste, ajouta-t-il. Je me sentais seul. Mais pour préciser votre remarque, j'ajouterai qu'il s'agit de bronze impérial, né de l'artisanat oublié du Premier Empire Jahad. Il résiste étonnament bien aux affres du temps. Permettez que je l'ausculte ?
Sans attendre la réponse, il se faufila aux côtés de Kalaar et prit un revers de son tegelmoust pour essuyer la surface de l'arme. L'épée avait connu des jours meilleurs, mais c'était une lame exceptionnelle, qui devait appartenir à une personne de haut rang.
- C'est du vieux jahad, commenta Izmeer, la forme antique de la langue actuellement parlée dans le Rajahai.
- Tu sais lire cette inscription ? s'étonna Ashka.
- Bien sûr, ma chère, opina le mage. J'ai toujours adoré les cours de langues anciennes. Surtout quand mes racines sont concernées.
Il prit son inspiration, et fronça ses sourcils en grattant sa barbiche poussiéreuse. Des syllabes marmonnées s'échappèrent de sa bouche, puis il traduisit :
- "Dernier survivant... Dévorés... Mort... Sablefeu... Paix". Ce n'est pas une épitaphe, dame féline. Il s'agit d'un avertissement. Il est écrit : "Ci-gît le dernier survivant des rebelles – esclaves ? – de Nekhnesiris. Je les ai passé par le fil – tranchant, coupant – de cette épée. Ceux qui se sont enfuis – qui ont couru – ont été dévorés par le Dhazzem. Les autres ont affronté leur propre mort – destin –, subissant le courroux du Sablefeu. Je peux désormais reposer – dormir, mourir – en paix, sachant mon devoir accompli."
- Mais où est le corps, si l'esclave repose sous cette sépulture ? demanda Ashka.
Izmeer déblaya la tombe, et découvrit un crâne brisé, quelques côtes et des morceaux de métal corrodés, ultimes vestiges du porteur de l'épée. Il s'était donné la mort après avoir enterré sa victime.
- Juste ici, constata-t-il. Sans nul doute, nous avons ici l'un des derniers soldats – un haut gradé, vu la facture de la lame et vu le style d'écriture – qui a été témoin de la chute de Nekhnesiris.
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