Setunetep (Partie 2)
- Bien, au moins nous avons de l'eau pour nous désaltérer, commença Ashka. Et je parierai que nous trouverons de quoi manger dans ces fourrés.
- Très bien, campons ici pour cette nuit, acquiesça Izmeer. Nous reprendrons le trajet au petit jour, demain.
- Pas avant d'avoir fini d'explorer les lieux, objecta Kalaar. Je n'ai nulle envie de me faire dévorer cette nuit par un quelconque prédateur sauvage.
- Entendu, Kal. Sois quand même prudente.
La féline sourit en écoutant son nom ainsi abrégé. Elle fit un petit signe de la main à Ashka, et s'en retourna à l'épaisse végétation. Kal... Sarian l'appelait ainsi lorsqu'elle était contrariée. Cela avait toujours eu l'effet de la calmer. Personne depuis lors n'avait osé éluder son nom. Sous peine de connaître la colère et l'acier. Aujourd'hui, cela réchauffait son cœur.
Elle écarta les branches basses. D'épaisses feuilles grasses et luisantes les garnissaient abondamment. Bien souvent, l'humidité ambiante lustra sa fourrure, accrochant des perles irisées de rosée, brillant dans la pénombre. Kalaar n'avait fait que quelques pas en avant, mais déjà elle était à l'affût, guettant le moindre bruit, le plus petit mouvement. Tous ses sens affûtés en alerte, surveillant les détails suspects. Plus d'une fois, elle se tourna vivement vers une ramure en hauteur, qui, dans un bruissement agité, remuait étrangement. Mais en dehors de quelques petits primates ou d'oiseaux hurleurs, elle ne décela aucun danger.
Le sol était un humus compact, parsemé d'agarics et de bolets, où parfois le pied de Kalaar s'enfonça. Sa progression était lente et attentive, tant la muraille végétale était dense et ardue à traverser en toute discrétion. La féline n'avait dû parcourir qu'une trentaine de mètres après avoir quitté ses compagnons, mais elle n'en détectait plus ni le bruit, ni même la présence. La jungle de l'oasis l'avait avalée.
Mais alors que son avancée ne présentait aucune amélioration, elle sentit le sol changer brutalement de nature. Écartant la branche lui barrant la vue, sa gorge se serra devant le spectacle qui s'offrit à elle. À ses pieds et courant jusqu'à l'horizon, coupant aussi la luxuriance de l'oasis comme on arrache la page d'un grimoire, une étendue vide et sombre remplissait l'immense panorama. Du sable, noir de charbon, sans odeur, sans chaleur, sans cette vie invisible qui animait en secret le Dhazzem. Là, à peine à quelques instants de marche du désert, cette gigantesque mer minérale, d'un calme sépulcral, gisait sous un ciel devenu trop pâle à force de se perdre à le contempler.
Si le désert avait un désert, ce serait ici, songea Kalaar. Un mal-être profond s'empara d'elle. Ce vide, ce néant, la fit chanceler un instant. Même la lueur de son Ori parut vaciller. Devant elle, s'ouvraient les mornes plaines où le Sablefeu s'était abattu et où même le vent ne soufflait plus. Ce cataclysme légendaire, provoqué par la folie des hommes, avait atteint jusqu'à cette oasis, la rongeant dans sa plus grande partie – comme en témoignaient les troncs pétrifiés et noircis qui entouraient la féline – et en dévastant son exubérance.
Elle serra les poings. La cible de leur mission était toute proche. Un jour, peut-être deux, pour traverser ces régions, pensa-t-elle. Ensuite, retour à Kuvalzum pour que ce fichu Padishah libère ce qu'il reste du clan Bir'Talis et me donne des sauf-conduits pour les miens et moi-même. Après quoi... nous verrons bien. Peut-être Ashka...
Kalaar se retourna avant de terminer le cours de sa pensée. Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi ne pas rester avec Ashka après toute cette affaire ? Elle n'osait y penser, tant cela paraissait irréel. Tout comme l'avait été ce baiser aérien. La culpabilité la rongeait encore.
Voyant la Ligresse regagner le campement, Ashka s'écria en riant :
- Ha, c'est toi ! J'étais prête à découper en rondelle le vil prédateur qui nous attaquait !
Sa candeur toucha Kalaar qui ne put s'empêcher de sourire.
- L'oasis s'arrête un peu plus loin, annonça-t-elle. Nous avons atteint la région où le Nejheb a frappé jadis.
- Vraiment ? s'exclama Izmeer. Il faut que je vois ça de mes yeux !
- Je vais avec lui, ajouta Ashka. Il risquerai de se perdre.
- J'ignorais que les Evayliennes avaient tant d'humour, Ashka, railla le Jahad en s'éloignant.
Kalaar se retrouva à nouveau seule. Le foyer crépitant du bois de palmier avait été érigé à l'orée de l'oasis, suffisamment abrité du désert pour ne pas attirer l'œil au loin et afin de profiter de l'atmosphère rafraîchissante de l'ombre humide. Ashka et elle... non, ce ne pouvait pas être réel. Que diraient les siens ? Que dirait son mari, où qu'il soit ? Embrasser – au sens propre comme au figuré – celle qui défendait le peuple qui parquait ou exterminait son propre sang. Un non-sens, et pourtant... si délicieux. Elle ne ressemblait en rien aux Jahads.
- C'est tout bonnement incroyable ! piaffa Izmeer, interrompant sa réflexion. Et effrayant aussi.
Ashka et lui revinrent de derrière les fourrés. Kalaar devisagea son aimée d'une angoisse peinte d'amertume, qu'elle chassa derrière un air gracieux.
- Tout va bien ici ? demanda l'Evaylienne.
- Hormis une curieuse sensation lorsque j'ai mis le pied sur cet étrange sable noir, rien d'anormal, commenta Kalaar.
Izmeer prit son attitude empreinte d'importance, comme à chaque fois qu'il exposait sa science.
- C'est tout à fait normal, dame féline. Le Nejheb – ou Sablefeu – est une tempête de sable magique. Une sorcellerie incroyablement puissante, aux origines perdues. D'ailleurs, beaucoup de théories circulent quant à son éthymologie, d'aucuns prétendant même que sa traduction de "Sablefeu" est erronnée et qu'il faudrait plutôt dire "Sablefer". Les récits datant de l'époque nous rapportent que le souffle de cette tempête était si chaud qu'il faisait fondre le métal et la chair comme la cire d'une bougie. Cette hypothèse de transcription se base sans doute sur la couleur grisâtre dont il est teinté depuis qu'il repose à terre.
- Je comprends mieux l'avertissement d'Hazaleem sur le fait de ne pas le réveiller, soupira Ashka.
- Ne vous en faites pas, rassura Izmeer. Il n'a été animé qu'une seule fois depuis six cents ans. Mais de toute façon, le Nejheb sera le cadet de nos soucis quand nous aurons trouvé Nekhnesiris. L'endroit où repose l'objet que nous allons chercher – le Soleil Ancien – est sans doute gardé par les antiques protections de l'ancienne famille régnante.
- Tu n'es pas censé les désactiver ? Ton sang devrait pouvoir aider, non ? demanda Kalaar avec une pointe d'inquiétude.
- Je préfère n'être sûr de rien, au moins je ne serai pas surpris. J'imagine que vous avez raison. Je l'espère sincèrement. Mais qui sait comment ont vieilli ces mécanismes et ces sortilèges ?
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