Setunetep (Partie 3)
La nuit passa d'un trait, comme impatiente de ce que réserverait le lendemain à ses hôtes. Leurs rêves furent agités, peuplés de visions d'un autre temps. Souvenirs fugaces empruntés à ceux qui moururent lors du déchaînement du Sablefeu, leurs songes narraient la tragédie qui balaya Nekhnesiris. Ils revécurent le destin de la cité depuis le regard de ces âmes en peine, goûtant chaque douleur, supportant chaque souffrance, jusqu'à expérimenter la mort elle-même, en conclusion de ce voyage onirique.
- J'étais un guerrier, raconta Izmeer. J'étais parmi d'autres hommes et femmes prenant d'assaut les murs de la cité. Beaucoup tombaient à mes côtés, le combat paraissait désespéré. Je ne parviens pas à comprendre si c'était la folie ou le courage qui me guidait, mais tous autour de moi se battaient avec une rage bestiale. J'étais sur le point d'escalader les remparts lorsqu'un vent embrasé a déferlé sur nous, consumant amis et ennemis. J'ai tenté de me protéger, en vain. Je me suis réveillé à ce moment-là.
- Pour ma part, enchaîna Ashka, j'étais un homme, un esclave certainement. Je pense que celui au travers duquel je voyais travaillait sous les coups de fouet. J'en ai encore une douleur tapie dans le dos. J'étais dans une rue de la cité, et tout autour de moi des combats chaotiques entre habitants, soldats et d'autres esclaves. Du sang partout, l'odeur de la mort omniprésente. Une femme à mes pieds, sans doute une proche, égorgée par une lame de bronze impérial. Des larmes coulaient sur mes joues, et c'est à cet instant que le feu est descendu du ciel pour tous nous détruire. Je ne me souviens de rien d'autre.
- Et vous, dame féline ? s'enquit Izmeer.
- J'étais une magicienne, je crois. Dans un palais somptueux. J'assistais d'autres personnes dans un rituel étrange. D'autres mages, sûrement. Nous étions tous habillés de la même façon. À part celui qui portait un torque d'or et de rubis...
- Or et rubis ? coupa le Jahad. À quoi ressemblait cette personne ? Y'avait-il un symbole sur sa cape ?
Kalaar réfléchit un instant, ressassant son étrange rêve.
- Il n'avait pas de cape et il me tournait le dos. Impossible de voir son visage. Cependant, il portait une bague massive, ornée d'une araignée, je crois.
- Ce devait être Bahr In Sahr, un de mes ancêtres. L'araignée d'ambre a longtemps été le symbole de notre famille. Le torque d'or et de rubis est un trésor familial perdu. Mais pardonnez-moi, continuez.
- Il portait une sorte de globe de verre dans sa main. À l'intérieur étaient contenus une sorte de pierre triangulaire d'un éclat vif et du sable tourbillonnant. Je prenais part à l'incantation, mais je n'ai pas compris la langue qu'ils utilisaient. J'entendais des cris et des bruits de lutte résonner dans les salles. Je sentais l'angoisse qui grandissait au sein du palais. Alors que tous signaient dans les airs de curieuses lettres invisibles, l'orbe s'est illuminé et le sable à l'intérieur s'est changé en étincelles rougeoyantes. La terre s'est mise à trembler. Des statues sont tombées, se fracassant à terre en écrasant au passage des magiciens apeurés. Une colonne s'est abattue sur ton ancêtre alors qu'il poussait des cris de victoire. J'ai tenté de fuir, mais le plafond s'est écroulé sur moi, et m'a brisé.
- C'est tout bonnement incroyable, ce qui nous est arrivé ! s'exclama Izmeer. Une telle connexion onirique, ce ne peut être que l'œuvre du Sablefeu. Ou des conséquences de son emploi.
- Si tu le dis. Tu penses que j'ai assisté au rituel de convocation du Sablefeu ? demanda Kalaar.
- C'est possible, mais ce peut être également un autre rituel qui aurait mal tourné. Quoi qu'il en soit, mon ancêtre n'avait pas forcément toute sa tête. Comme tous les autres de la famille royale d'ailleurs. C'est un miracle que certains de mes aïeux aient pu s'échapper avant la chute de la cité.
Kalaar acquiesça mollement, l'esprit ailleurs. À peine arrivés aux abords de Nekhnesiris que déjà le surnaturel apparaissait. Les esprits des défunts emportés par le cataclysme les tourmentaient de leurs derniers instants, imprimant au tisonnier un avertissement mortel, plus menaçant encore que les paroles des sages qui avaient croisé leur route.
Le soleil était encore bas sur l'horizon lorsqu'ils franchirent le seuil de l'oasis. À peine le pied posé sur le sable gris, Kalaar eut un étourdissement et son Ori émit un grésillement à peine perceptible.
- Que se passe-t-il ? s'inquiéta Ashka.
Elle se précipita vers la Ligresse. Kalaar prit appui sur l'Evaylienne pour se relever.
- Je vais bien... souffla-t-elle. Je ne sais pas... J'ai l'impression d'avoir des tiraillements sur la peau, sous la fourrure. Mon Ori est... voilé. Mais peu importe, avançons. Cela va déjà un peu mieux.
- Tu es sûre ?
- Oui, ne t'inquiète pas. Je suis forte. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. J'ai déjà vécu pire.
Ashka ne sembla pas convaincue.
- Ne t'inquiète pas, ce n'est pas un fichu désert qui va avoir ma peau, magie cataclysmique ou pas.
La Ligresse avança vers Netli, l'étoile du Sud, dont le scintillement laissait la place à la lueur grandissante de l'aube. Le sable était compact et froid. Le calme pesait comme une chape invisible sur l'équipée, qui avançait sans un bruit sur cette terre où même le vent s'était tu. Au contraire du Dhazzem, dont le souffle brûlant desséchait la gorge et rougissait les yeux, ici l'air était immobile et tiède. Une odeur minérale emplissait les narines de Kalaar, une senteur de pierre froide.
Leur progression se poursuivit dans une monotonie terne, cendrée et blanchâtre. Là où le désert offrait une infinie danse figée de dunes sur lesquelles le vent chantait, cet endroit plat et morne paraissait être un purgatoire apathique. Kalaar se rendit compte que même les couleurs de ses habits et de ceux de ses compagnons s'étaient diluées en une palette de nuances de gris.
Quelque chose de terrible avait été déchaîné ici. La réalité même semblait différente, altérée par cette antique malédiction qui, même endormie après tant de siècles, recelait encore une puissance extraordinaire.
Ils dressèrent un camp de fortune et se reposèrent à tour de rôle sans vraiment dormir. Le ciel nocturne était froid et sans lumière : les astres n'osaient pas regarder dans leur direction et les lunes se montraient timidement sur l'horizon. Même le soleil parut hésiter quand il se leva le jour suivant, dans une pâleur anémiée.
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