Nekhnesiris (Partie 4)
Kalaar regarda ses mains, toucha son visage, ses cheveux. Elle tâta son torse, ses jambes. Rien ne semblait avoir changé en apparence. Son âme-esprit avait cependant disparu. Envolé, aucune trace de sa présence, pas même une marque au sol attestant de l'emplacement où la féline l'avait déposé avant cela. Étrangement, elle ne se sentait pas différente d'il y a quelques instants.
- Tu as perdu ton Ori ? demanda Ashka avec effroi.
- Par les Déesses, elle va perdre la raison, et nous attaquer ! Prenez garde, dame Ashka ! prévint Izmeer en s'interposant devant l'Evaylienne.
Kalaar n'eut aucune réaction à son ton menaçant. Elle se contenta de répondre à Ashka simplement :
- C'est comme si je l'avais encore auprès de moi. Je suis toujours vivante, et pas folle avec ça. Je ne ressens pas de vide, pas d'absence.
- Mais tes yeux ? Ils sont noir d'encre !
- Je ne suis pas plus aveugle que toi, ne t'inquiète pas. En revanche, je sens à vos regards que ce n'est pas le seul changement dont j'ai hérité, n'est-ce pas ?
Blême, Izmeer tendit le Soleil Ancien comme un miroir pour que Kalaar s'y mirât. Dans son reflet, la Ligresse constata avec stupeur l'ombre qui avait coloré ses yeux, ses iris tachés par les ténèbres. De la même façon, le pelage de la main tailladée par le tesson de verre était teintée de charbon jusqu'au coude.
- Comme est-ce possible ? Que m'est-il arrivée ?
- Du peu que je sais et de ce que j'ai pu voir, j'aurai bien une hypothèse à vous proposer, dame féline, déclara Izmeer en tentant de se rasséréner. Mais il est peu probable qu'elle vous plaise.
- Alors, Izmeer, parle ! gronda Ashka d'anxiété.
- Vous semblez avoir absorbé le Sablefeu. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais non seulement il fait partie de vous, mais il a remplacé votre Ori. C'est tout bonnement invraisemblable.
- En tout cas, déclara Kalaar en désignant son genou, ma jambe va nettement mieux. Je n'ai plus aucune douleur.
- Étant donné que nous n'avons aucune idée de l'ampleur avec laquelle le Sablefeu vous affecte présentement, s'il va évoluer dans le futur, de quelle manière et à quelle vitesse, nous allons rester prudent, Kalaar, n'est-ce pas ? proposa le mage jahad d'un ton docte.
La Ligresse soupira et opina lentement. Elle se sentait vraiment bien, mais au vu de la puissance terrible que son corps et son esprit avait assimilé, c'était précisément ce sentiment de normalité qui l'inquiétait. Quelle était cette créature qu'elle était devenue ? Était-elle seulement encore une Ligresse ?
Elle ramassa le fragment triangulaire qui gisait encore à terre, et le plaça sur le rebord abîmé de l'artéfact. Leur parfaite imbrication révéla une aura rosée ténue, témoin de la restauration de sa puissance de jadis.
Coupant court à toute autre réflexion, un craquement de pierre dessina des lézardes sur les murs, griffant les derniers vestiges du palais et effondrant les façades fragilisées par le passage du temps. Un pan de mur tomba devant les trois partenaires médusés. Suite au déferlement d'énergie plus tôt, la structure de la construction s'écroulait, se refermant sur eux comme une souricière.
La poussière soulevée par les éboulements les rendaient presque aveugle, mais Kalaar avançait avec assurance, guidant Ashka par la main vers les tréfonds du palais d'où ils étaient venus. Izmeer s'accrocha tant qu'il put à l'Evaylienne, et tomba à plusieurs reprises dans les décombres effondrées.
Faisant à nouveau irruption dans les souterrains, ils filèrent à travers la galerie des tombeaux antiques, avalés sur leur passage par la chute du palais de Nekhnesiris. Izmeer jeta un dernier coup d'œil au tombeau du premier empereur, regrettant de n'avoir pu s'y attarder d'avantage, juste avant que les gravats n'avalassent ce qu'il en restait.
Filant en trombe à travers les corridors tremblants, Kalaar déboula à l'air libre. Ashka la suivait de près, toussant et crachant la poussière des ruines. Izmeer arriva finalement, groggy, presque asphyxié et rincé par la course. Derrière eux, la clameur s'interrompit un instant, pour reprendre après avec plus de violence. Les compagnons se mirent à bonne distance du palais pour voir ses derniers vestiges se fracasser les uns contre les autres, comme un château de cartes soufflé par le vent.
- C'est ainsi que disparut le palais du premier empire jahad d'Il Bahad, déclara solennellement Izmeer.
- Regardez ! s'écria Ashka.
Tournant le dos au mage, elle regardait tout autour d'elle, effarée. Le sable noir, stigmate du Sablefeu, avait disparu, révélant le sol originel qu'eût jadis cette région du Dhazzem, cette roche à la couleur orangée si particulière. Même le ciel au-dessus d'eux avait récupéré sa teinte normale, orné d'un lumineux disque solaire ayant abandonné sa pâleur. La chaleur avait elle aussi entamé son retour, tombant sur les alentours comme un souffle de feu.
- Il s'en est fallu de peu, admit Kalaar. Quel est le plan, maintenant ?
- Eh bien... d'après ce qu'il nous reste de vivres et d'eau, nous pouvons encore tenir deux ou trois jours, estima Izmeer.
- Cela ne va pas être évident, ajouta Ashka. Soit nous tentons de revenir à l'oasis de Setunetep, par le nord, sans être certains de pouvoir y arriver. Soit nous rejoignons les routes des caravanes au sud, sans savoir si nous trouverons quelqu'un, ni sans savoir quelle distance nous aurons à franchir.
- En clair, la mort ou la mort. Belle perspective d'avenir, non ? ironisa le mage.
- Comment aurions-nous pu faire autrement ? désespéra Ashka. Sans renfort, sans moyen de transport, pressés par le temps et avec pour seul motivation le droit de ne pas être condamné à mort ?
Kalaar n'écoutait plus. De ses yeux noircis, elle se perdait sur l'horizon. D'étranges sensations lui vinrent. Elle sentait le soleil sur sa peau, mais comme si cela n'était pas la sienne. Des fouissements d'insectes la parcoururent, mais sur un autre endroit que sur son corps. Des pas résonnaient, mais ailleurs que dans sa tête. Elle ressentait le sable, comme une extension d'elle-même. Aussi dérangeant et étrange que furent ses sensations, elle ne tarda pas à en être étourdie, devant la quantité d'informations qui en provenait.
Elle projeta sa conscience à des lieux à la ronde, prenant connaissance des alentours à nouveau habités par la vie. Insectes, serpents, oiseaux, rongeurs, tous reprenaient possession des lieux, après avoir attendu des siècles que l'hostilité surnaturelle qui y régnait en eût disparu. Puis, une vibration intense la parcourut. Désarçonnée, elle chancela et tomba à la renverse.
- Quelque chose arrive ! s'écria-t-elle. Quelque chose de gigantesque !
À peine remis de leur récente échappée, Ashka et Izmeer tournèrent la tête à la recherche de la menace, mais ne virent rien à l'horizon.
- Tu es sûre que tout va bien ? s'inquiéta Ashka.
Pour toute réponse, Kalaar leva la main et pointa une tâche jaune sur le fond orangé. Indistincte de prime abord, la forme se précisa au fur et à mesure qu'elle se rapprochât. Mais elle était bien plus grande et menaçante que tout ce qu'ils avaient connu jusqu'alors. Et pire encore, dans cet espace à découvert, ils n'auraient aucune possibilité de lui échapper.
- Ce n'est pas possible... un khajeraaz...
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