Gabesh (Partie 1)
Qui cherche la paix prend garde à ce qu'il cache dans son cœur.
Dicton ligre
Les dunes défilaient inlassablement de part et d'autre de la trajectoire ondoyante du khajeraaz. La nuit mourait lentement, laissant la place à la naissance de l'aube à l'horizon. L'air était encore frais lorsque les rayons du soleil frappèrent le visage d'Izmeer, le tirant du sommeil.
- Nous avons voyagé toute la nuit ? s'enquit-il. J'ai dormi comme un nourrisson et je meurs de faim !
Kalaar ne répondit pas. Lovée contre ses jambes, Ashka s'était assoupie. Sa position fœtale ne laissait qu'entrapercevoir les traits apaisés de son visage, un léger sourire aux lèvres.
- Oh, je vois, pensa Izmeer tout haut. Ça se câline.
Il s'assit derrière elles, fouillant les fonds de sacoches à la recherche de quoi manger. Ses doigts trouvèrent un morceau de viande séchée, qu'il avala avidement avec une gorgée d'eau. Il tendit l'outre à Kalaar, qui refusa d'un geste lent de la main. Izmeer la dévisagea longuement. La Ligresse ne semblait guère fatiguée de sa nuit blanche. Sa tête était désormais recouverte d'un pelage uniforme noir de charbon, lui donnant un aspect de mauvais augure.
- Je n'ai aucune idée de notre position dans le désert, se hasarda Izmeer. Quand pensez-vous que nous arriverons à l'oasis de Gabesh ? Qu'en pense notre ami aux multiples pattes ?
Kalaar poussa un long soupir et parut contrariée par cette question si pragmatique.
- Sans vouloir vous déranger bien sûr, dame féline...
- Zaardixithalaama ne sait pas, le coupa-t-elle. Il va où ses sens lui disent d'aller.
Elle ajouta d'un ton moqueur :
- De tous les livres que tu as lu, il n'y en avait pas un seul qui traitait de la navigation par l'étude du positionnement des étoiles ?
- Je crains fort que non. Les Majaghans connaissent mieux le Dhazzem que les Jahads, quoiqu'avec les bons instruments et les bonnes cartes, ces derniers restent des experts en calcul géographique.
Ashka se réveilla à ce moment-là, alors que le disque solaire était déjà rayonnant. Elle se releva et caressa le visage de la féline en lui adressant un radieux sourire.
- Bonjour Kal, murmura-t-elle.
- Bien dormi ?
Pour toute réponse, l'Evaylienne l'embrassa. Izmeer se racla bruyamment la gorge.
- Ne vous dérangez surtout pas pour moi, voyons, fit-il d'un ton narquois. J'ai également très bien dormi, au cas où vous souhaiteriez le savoir.
- Allons, Izmeer ! Vu comme tu as ronflé cette nuit, j'ai juste pensé qu'il n'était pas nécessaire de te poser la question ! plaisanta Ashka.
- Peuh ! Je ne ronfle pas, moi, madame ! En revanche, je ne peux pas en dire autant de vous !
- Quoi ? C'est vrai ? s'indigna l'Evaylienne.
Kalaar hocha la tête en souriant subtilement.
- Comme un dromadaire ! s'amusa-t-elle. Mais pas cette nuit, rassure-toi. Tu dormais comme un nourrisson, c'était mignon.
Ashka et Izmeer partagèrent un bout des restes de leurs vivres accompagné d'un peu d'eau. Sans réapprovisionnement, ils ne tiendraient pas plus d'une journée dans le désert, khajeraaz ou pas. Pas le moindre espoir à l'horizon, les dunes s'étendaient à l'infini sans l'ombre d'une variation. Soudain, au sommet d'une dune, le khajeraaz s'immobilisa. Sa tête se redressa, relevée du sol à l'aide de ses puissantes pattes, puis émit des cliquetis mandibulaires sonores. S'appuyant sur l'air d'un ample battement de ces membranes cervicales, son regard sans paupière balaya l'horizon. Puis, aussi souplement qu'il s'était dressé, il se coucha sur le sable, invitant ses cavaliers à mettre pied à terre.
- Que se passe-t-il, Kalaar ? Il en a assez de notre présence sur son dos ? demanda Ashka.
- Ou bien il a un petit creux et a changé d'avis sur la qualité de notre compagnie... supposa Izmeer dans une inquiétude croissante.
- Nous sommes à la frontière du territoire d'un de ses rivaux, déclara Kalaar. Il ne souhaite pas y pénétrer.
La Ligresse avait parlé d'un ton neutre, contrastant nettement avec la situation désespérée dans laquelle ils allaient se trouver bientôt en l'absence de moyen de transport rapide.
- Mais où est l'oasis ? Nous ne sommes même pas en vue de Gabesh ! s'exclama Izmeer. Et puis par quel miracle aurions-nous pu atteindre notre destination ? C'était une folie que de vous avoir cru, dame féline !
Le grand insecte baissa la gueule vers Izmeer, puis détourna le regard vers le chemin qui les avait menés jusqu'ici.
- Il va repartir là où il a toujours souhaité résider, déclara Kalaar sans prêter plus d'attention aux larmoiements du Jahad.
- Il va nous abandonner ici ? Ne le laissez pas partir, par les Déesses ! s'indigna le mage.
Sans plus d'atermoiement, le khajeraaz s'éloigna. Il souleva un monceau de sable à grands coups de ses dizaines de pattes et sa gigantesque silhouette disparut peu à peu sous la dune. Bientôt, seuls les tremblements du sol et les grognements gutturaux de la créature attestaient encore de sa présence, puis eux-mêmes finirent par disparaître, happés par le silence majestueux du Dhazzem. La Mort Ambrée avait disparu dans les profondeurs du désert.
- Fantastique ! Absolument fantastique ! laissa exploser Izmeer d'un cri rageur.
- Du calme, Izmeer ! rassura Ashka. Il a néanmoins raison, Kal. Que faisons-nous maintenant ?
Kalaar avait fermé une nouvelle fois les yeux. Elle se concentra, s'accroupit et caressa le sable du revers la main.
- Doit-on encore attendre un miracle de votre part, Kalaar ? demanda encore le Jahad.
Sans répondre, celle-ci se leva, et se dirigea vers la crête de la dune. Le chemin dessiné par la cime rejoignait une butte surplombant leur position. Kalaar s'y rendit comme une somnambule, les yeux toujours clos puis leva les mains au ciel. Une légère bourrasque parut émaner de son corps, comme une vague aérienne dévalant la pente de la barkhane tout autour d'elle. Izmeer et Ashka en restèrent bouche bée, regardant la poussière soulevée se répandre au loin. Ils attendirent dans un silence anxieux un signe de leur amie, qui resta durant de longs instants immobile comme la pierre.
Puis, soupirant longuement, Kalaar allongea le bras dans la direction du sud-est, et annonça d'une voix blanche :
- Si nous allons dans cette direction jusqu'à ce soir, nous dînerons à Gabesh en compagnie des Tagarmat.
- C'est prodigieux, Kalaar ! Comment le savez-vous ? demanda Izmeer tout à coup extatique.
- Je le sais, je l'ai vu. Le sable me l'a montré.
- Mais, qu'y a-t-il, Kal ? As-tu vu quelque chose d'autre ? s'inquiéta Ashka.
- Je ne sais pas, répondit-elle atone. J'ai le pressentiment que quelque chose de terrible s'est passé là-bas.
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