Gabesh (Partie 2)

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Les derniers jours passés ne paraissaient pas avoir affecté Kalaar. Elle se déplaçait sur le sable d'une allure vive et élancée, distançant sans mal ses compagnons épuisés.

La Ligresse courait droit devant elle. L'oasis n'était pas encore visible mais Kalaar sentait sa présence non loin, son air chargé d'humidité, la fraîcheur de son ombre... et quelque chose d'autre. Quelque chose qui clochait. Elle l'avait ressenti en elle, dans cette extension de conscience que constituait son nouvel être, ce nouvel Ori, qui lui donnait une prescience lui permettant de voir bien au-delà de son champ de vision. Une présence désagréable, odieuse même, déjà éprouvée auparavant, un souvenir proche dont la réminiscence la fit frissonner jusqu'aux os.

Une odeur l'envahit peu à peu dans sa course. Elle parvint à l'identifier avec effroi alors qu'elle vit dépasser d'une dune les premiers palmiers de Gabesh. Le sang. La mort. Son angoisse la prit à la gorge. Chaque pas s'alourdissait d'un présage sombre.

Un sable rougi accueillit Kalaar quand elle franchit le seuil de l'oasis. Quelque chose de terrible était survenu, mais à l'inverse du massacre perpétré par le khajeraaz à Namerza, il ne s'agissait pas d'une manifestation de la violence d'un prédateur naturel du Dhazzem. Les corps lacérés des Majaghans, les membres tranchés parsemant le sol, le visage des victimes figé dans le même rictus de peur et de souffrance, témoignaient d'une ignominie consciencieusement calculée.

  • Attends-nous, Kalaar ! cria Ashka au loin.

L'Evaylienne parvint à la rejoindre quelques instants plus tard, hors d'haleine, accompagné d'Izmeer tenant à peine debout. La féline n'avait pas bougé d'un pouce, elle avait simplement dégainé ses deux dagues billaos et s'était accroupie, inspectant les traces au sol.

  • Bon sang, que s'est-il passé ici ? murmura Izmeer à bout de souffle.

Sans prendre la peine de répondre, Kalaar avança vers le centre de l'oasis. Ses deux compagnons lui emboîtèrent le pas, jusqu'à ce qu'Izmeer ne s'arrête devant la dépouille d'une jeune femme. Les vêtements déchirés, elle avait été égorgée dans une position qui ne laissait guère d'équivoque au calvaire qu'elle avait enduré avant de mourir. Telle une poupée désarticulée ayant servie à satisfaire les plus vils instincts de ses assaillants, elle gisait sur le dos, le visage zébré par ses cheveux maculés de sang. Le Jahad poussa un cri d'effroi en la reconnaissant.

  • Ta... Tafna ? Non ! Comment... Comment est-ce possible ? Qui ?... Pourquoi ?... se lamenta-t-il.

Il tomba à genou et prit une des mains mutilées de la jeune femme entre les siennes, la serrant contre son visage.

  • Pourquoi ? Pourquoi elle ? Elle était innocente ! hoqueta-t-il en reniflant.

Ashka resta bouché bée devant l'horreur du supplice. Elle saisit son tegelmoust et recouvrit la dépouille de la pauvre Majaghane, rendant un semblant de dignité à son trépas.

  • Qui aurait pu faire une chose pareille ? demanda l'Evaylienne en serrant les dents.

Kalaar resta silencieuse, s'aventurant plus avant dans l'oasis, profitant de l'ombre des palmiers pour se dissimuler. Au fond de son cœur, elle savait déjà ce qui s'était déroulé ici. Elle n'osait regarder en face cette vérité crue qui se jetait à son visage. Mais alors qu'elle restait tétanisée dans l'obscurité, paralysée par cette bataille que sa conscience menait, elle se rendit compte que ses compagnons étaient restés en arrière. Lorsqu'elle voulut faire demi-tour, des voix s'élevèrent.

  • Tiens, encore ces foutus bédouins ?
  • Non, regarde. La blondinette, ç'en est sûrement pas une, et l'autre c'est un Jahad.
  • En s'en fout de qui c'est ! Encerclez-les et amenez-les au lieutenant !

Cachée derrière le tronc épais d'un palmier, Kalaar vit passer cinq gardes lourdement armés, encerclant ses amis dont les armes furent confisquées. Son cœur s'arrêta quand elle aperçut les armures lamellaires et les brassards de cuir. Les Aspics de Fer. La féline dut lutter pour ne pas se ruer sur eux et les transformer en amas de chair sanguinolent. À cinq contre un, le risque pour ses amis d'être blessé était trop grand et elle dut se rasséréner tant bien que mal.

Elle les suivit à distance, jusqu'à se faufiler dans l'enceinte du caravansérail souillée par les combats. Sa bouche se fit sèche, devant le spectacle macabre qui s'offrit à son regard. La tribu des Tagarmat avait été exterminée. Leur qadim avait été embroché sur une lance, encore plantée dans la porte du bâtiment. Hommes, femmes, enfants, tous avaient été massacrés sans distinction.

  • Quel curieux hasard ! Conseillère Ashka ! Vous ici ?

Cette voix fut vagement familière à Kalaar, bien qu'elle n'en discerna pas l'origine. De là où elle se dissimulait, elle ne voyait qu'une silhouette dans sa carapace de métal.

  • Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mercenaire, cracha Ashka.
  • Capitaine Fahri, enfin, ex-capitaine. Kuvalzum... Vous me remettez ?

Kalaar se souvint de celui qui la captura en mer pour la mener devant le Vizir, au palais du Padishah, encadrée par la garde royale.

  • Vous ? Que faites-vous ici, à servir au sein de ces brutes ? Et sur quels ordres ?
  • Malgré toute l'admiration que je vous portais, répondit-il d'un air suffisant, j'ai tout simplement changé d'employeur. Après votre disparition de ces dernières semaines, les royaumes de Menmerun se sont levés contre l'autorité du Padishah et marchent contre lui. Comme je n'ai aucune envie de mourir pour ce crétin obèse et impuissant, je n'ai fait que répondre au plus généreux.
  • Votre loyauté vous honore, Fahri, grinça Ashka. Tout comme vous avez honoré l'hospitalité de ces gens. Pourquoi les avoir massacré, espèce de monstre ? Vous souhaitez annexer le désert en annihilant ses habitants ?
  • Disons seulement que le titre de Gouverneur du Dhazzem du Sud me plaît beaucoup. J'ai beaucoup de projets grâce à vos travaux sur ces sauvages majaghans.
  • Mes travaux ? Que voulez-vous dire ?
  • Oh, vos correspondances sont très complètes, je n'ai eu qu'à me servir après votre départ. Les renseignements que j'y ai trouvé me seront très utiles pour étendre mon futur territoire jusqu'aux montagnes à l'est, peut-être même jusqu'aux rives de l'océan occidental. Et pourquoi pas rouvrir les mines de Djankumunein, de Zakhehdet et de Marhkun, tant que nous y sommes ?

Ils continuèrent à parler un temps, mais Kalaar n'entendait plus. Les derniers mots de l'ancien capitaine s'étaient figés dans son esprit. Les mines de Marhkun avaient été fermées. Le tombeau de ses deux enfants aînés avait été scellé après sa fuite. Ashka avait rédigé le rapport, elle était donc au courant depuis le début. Pourquoi avoir caché la vérité ? Qu'était-il advenu des derniers Bir'Talis ?

L'air lui manqua, la lumière se fit ombre. Kalaar tomba à genoux, ses jambes ne la portèrent plus. Ashka ne pouvait pas être au courant, ce Fahri devait mentir ! La Ligresse n'y croyait pas. L'Evaylienne l'aurait manipulée depuis le début, alors même qu'elle lui avait ouvert son cœur meurtri ? Toutes ses promesses auraient été donc vaines ?

Ses larmes ne parvinrent pas à couler tant une colère indicible montait en elle, tel le séisme annonciateur d'un raz-de-marée. Sa vision se rétrécit, engloutissant Ashka dans un sentiment confus de haine et d'amour enchevêtrés. Mais alors qu'elle se releva, la hampe d'un épieu l'atteignit violemment derrière la tête, et elle sombra dans l'inconscience.

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