Gabesh (Partie 3)
Kalaar se réveilla bâillonnée, pieds et mains ligotés. Ses émotions emmêlées et ses sentiments erratiques lui donnaient une sensation de vertige tournoyant. Le palmier auquel elle était entravée se dressait au milieu d'une assemblée armée jusqu'aux dents. Une troupe d'une trentaine de mercenaires des Aspics de Fer l'encerclait, elle et ses compagnons attachés à ses côtés. Izmeer était à peine conscient, un filet de sang coulant sur sa tempe et sa tête penchait sur le côté. Ashka se tenait droite et fière, embrasant du regard le félon devant lui, au mépris du péril devant lequel elle se dressait.
En dépit du choc qu'elle avait reçu, le crâne de Kalaar n'accusait d'aucun reliquat de douleur. Au contraire, le coup avait aiguisé l'acuité de ses sens, de sorte qu'elle parvenait à distinguer chaque voix, chaque visage, chaque odeur qui composaient cette assemblée mortifère.
Farhi brandissait le Soleil Ancien, le retournait en tous sens en espérant trouver une utilité à l'artéfact entre ses mains profanes.
- C'est fascinant ! railla-t-il. Vous avez un don pour dénicher les plus curieuses antiquités, Ashka, il faut le reconnaître. Maintenant, je souhaiterais que vous m'expliquiez son utilisation. Montrez-vous plus coopérative que votre ami jahad, je vous prie.
- Que Maar vous emporte ! cracha Ashka. Vous avez frappé la seule personne qui aurait pu vous répondre, imbécile.
Un des mercenaires à la carrure épaisse lui asséna un coup de poing massif à la mâchoire, lui fendant la lèvre d'un trait sanglant.
- Votre ami mage a au moins eu la présence d'esprit de marchander vos vies contre cet objet. Vous seriez déjà morts, vous et votre animal de compagnie, précisa Fahri en pointant du menton Kalaar.
- Mais je... Je ne peux ...l'utiliser, bredouilla Izmeer. Personne ne le peut. Vous le savez. Vous étiez là. Seule l'Oraculaire saurait le faire fonctionner.
- Vous ne m'êtes donc d'aucune utilité, tous les trois.
Là-dessus, il saisit la hampe de sa lance et se dirigea vers le Jahad, fer en avant.
- Attendez ! cria Ashka. Par les Déesses attendez !
L'ancien capitaine suspendit un instant son geste, alors que la pointe de son arme allait se ficher dans la poitrine d'Izmeer.
- Si... si vous nous laissez rapporter l'objet à Kuvalzum, reprit-elle, vous pourrez avoir accès aux pouvoirs de l'artéfact, grâce à l'Oraculaire et en plus vous ramènerez la tête du Padishah à vos nouveaux maîtres ! Imaginez la récompense que vous pourriez obtenir pour cela !
Ashka avait parlé d'un ton rapide mais posé. Sa proposition désespérée choqua Kalaar. Après tout, elle lui avait déjà menti, il était normal qu'elle pense désormais à sauver sa peau, quitte à trahir son propre souverain. La Ligresse sentit à quel point elle s'était trompée sur son compte, à quel point elle avait cru en ses sentiments, à quel point sa joie s'était muée en honte et en colère.
- Peut-être que vous pourriez être vous-même Padishah du Dhazzem !
Fahri planta la lance en terre et gratta sa barbe clairsemée.
- Vous nous laisseriez l'accès au palais ?
- La population de Kuvalzum va payer le prix fort de la guerre. Vous arriveriez à faire cesser le conflit sans verser le sang, et en plus du respect de vos alliés, vous auriez la sympathie du peuple. Vous seriez un héros, avec la puissance d'un artéfact pour vous seul.
- Quel est votre intérêt dans tout cela ?
- Je ne souhaite que la vie sauve. Nous trois, quitterons le Rajahai et nous exilerons à Gadansalah. Vous n'entendrez plus jamais parler de nous. Qu'en pensez-vous ?
Le lieutenant mercenaire se retourna et fit quelques pas vers ses hommes, avec lesquels il échangea quelques mots. Tandis qu'elle les observait, une rage emplissait peu à peu le cœur de Kalaar, comme un fiel noir alourdissant sa poitrine, pesant sur ses poumons qui peinaient à se remplir.
- Que faites-vous, Ashka ? murmura Izmeer indigné. Vous espérez sincèrement que ces chiens vont nous épargner ?
- Silence ! J'essaie juste de gagner un peu de temps. Une fois rentré à la capitale, une solution se profilera peut-être. Je l'espère.
Fahri se retourna, un sourire malsain aux lèvres.
- Bien, c'est entendu. Nous vous accompagnerons à Kuvalzum, où vous nous ferez entrer dans le palais. Votre ami mage sera votre caution, sa vie dépendra de vos décisions et de vos actes. En revanche – et pour vous prouver que je ne plaisante pas sur notre marché – pour ce qui est de votre chat d'agrément, je crains qu'il ne nous faille nous séparer de lui.
Là-dessus, il empoigna son arme et la lança en direction de Kalaar. Le cri qui résonna fut celui d'Ashka, alors que le fer déchirait les chairs de la Ligresse.
- Non !
Kalaar, étouffée par l'étoffe lui barrant la bouche, fut étrillée par la douleur qui traversa son corps. Elle poussa un râle rauque, alors que son souffle s'amenuisa peu à peu. Elle parvint à dégager l'une de ses mains, tentant en vain de se dégager de la pointe qui la trouait. À côté d'elle, Ashka se débattait dans ses entraves pour voir le visage de son amie.
- Kalaar, regarde-moi, reste avec moi !
La féline chercha en vain l'air qui manqua à ses poumons, et s'affaissa sur elle-même alors qu'elle expira.
- Pitié, Kalaar ! Reste là ! Reviens-moi ! hurla Ashka, à travers ses larmes.
- Votre attitude est surprenante, je dois dire, reprit Fahri, pour quelqu'un qui a lui-même ordonné l'appropriation du territoire ligre. Je n'imaginais pas que vous pourriez éprouver de la sympathie pour ces animaux.
- De quoi parlez-vous, sale bâtard ! Je n'ai jamais rien ordonné de la sorte !
- Quoi, Ashka ? s'estomaqua Izmeer. Est-ce la vérité ? C'est vous qui...
- Quoi, il n'est pas au courant ? s'amusa le mercenaire. Ah ! Quelle ironie !
- Au courant de quoi ? demanda le Jahad incrédule. Que voulez-vous dire ?
- Oh, mais je suis certain que vous avez très bien compris, mage. C'est elle, et elle seule, Ashka Bin Salaad, la responsable de la disparition du clan Bir'Talis. Lorsque elle a pris son poste au Haut-Conseil, la propriété de son prédécesseur lui revenait. Cette propriété, qui comprenait les contreforts du Tjeb Klimazhad, elle l'a refusée par fierté. Quand les Aspics de Fer s'en sont emparés, avec la bénédiction du Padishah, bien heureux de profiter de l'exploitation des mines d'argent, ils n'ont fait qu'obéir aux ordres.
Les yeux d'émeraude de l'Evaylienne s'inondèrent de larmes alors qu'elle explosa en sanglots.
- C'était impossible ! C'est une terrible erreur. J'étais... inconsciente des conséquences. Je ne pouvais pas savoir !
- C'est pourtant votre sceau qui ornait les documents que j'ai lus, dans votre bureau...
Izmeer prit une moue dégoûtée, dédaignant à peine lui répondre.
- Dis-moi que c'est faux... Bonté divine, comment as-tu pu mentir à Kalaar ?
- Je suis désolée... implora Ashka. J'ignorais tout de ce qui allait se passer. Je ne voulais pas de ces terres, je ne savais même pas ce qu'elles abritaient... Le Padishah m'a menti également... Je... Je ne voulais apporter le malheur à qui que ce soit. J'ai été naïve...
- ... et stupide, ajouta Fahri avec un cruel amusement. Mais pardonnez-moi d'interrompre vos aveux, la route qui nous attend est longue, et je ne voudrais pas que nous arrivions avant les armées de mes alliés, si vous voyez ce que je veux dire. À moins que vous ne désiriez revenir sur les termes de notre accord ?
Deux Aspics de Fer détachèrent Izmeer et Ashka, gardant toutefois leurs poignets fermement liés. Fahri tenta pendant plusieurs instants de libérer la lance qui avait transpercé Kalaar, mais tant elle était fichée profondément, il abandonna devant son insuccès.
- Considérez cela comme un cadeau d'adieu, fit-il à la féline inconsciente.
Pliant armes et bagages, la troupe se rassembla après avoir hissé leurs prisonniers sur des dromadaires, et partirent en direction du sud, laissant pour seul témoignage de leur passage un charnier à ciel ouvert.
Un silence sépulcral retomba au sein de l'oasis de Gabesh, à peine troublé par le souffle du vent. Les volutes de poussière soulevée tissaient un linceul pour toutes les victimes gisant en ces lieux.
Alors que son esprit peinait à assimiler les derniers instants de sa vie, la conscience de Kalaar s'abîma dans l'obscurité.
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