Nejheb (Partie 1)

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Que ton acier soit comme le habub qui s'abat sur l'inconscient.

Vif comme le vent et mortel comme le feu.

Chant de chasse ligre

La nuit tomba sur l'oasis. Quelques criquets timides stridulaient dans les buissons épineux. La brise légère balançait doucement la cime des palmiers et diffusait les effluves doucereux des cadavres gisant çà et là. Partout dans les ruines ensanglantées du caravansérail, les corps mutilés des Majaghans racontaient en silence la fin injuste et abrupte de la tribu Tamargat. Gabesh n'était plus un havre de repos et de paix, elle était devenue un tombeau à ciel ouvert.

Au milieu de ce cimetière profané, clouée à un dattier comme un oiseau de mauvais augure, la silhouette ramassée d'une Ligresse était recroquevillée sur elle-même.

La scène aurait pu paraître d'une morbide banalité. La cruauté du désert et des hommes qui s'en disaient les maîtres se manifestait par bien des occasions. Les disparus du Dhazzem se comptaient par centaines, par milliers. Mais ce jour-là, la mort prit une tout autre dimension.

Kalaar ne respirait plus. Pourtant, aux tréfonds de son esprit, une infime parcelle d'elle-même luttait. Une étincelle farouche refusait de s'éteindre et bataillait vaillamment face au vide de l'inexistence, face au néant de la mort.

Tout autour, les dernières paroles de ses compagnons résonnaient encore en une multitude d'échos distordus. Éclats de miroir brisé aux reflets erratiques, tourbillon de révélations infâmes mêlant amertume et attachement, menaçaient à tout moment d'engloutir cette fragile volonté de vivre. Puis, provenant des plus sombres profondeurs de son désespoir, submergeant le néant et la lumière, le chaos et les émotions, une tempête rougeoyante dévasta tout, ne laissant place qu'à une colère embrasée, une haine incendiaire.

Son corps tressaillit. Une fourrure étrangement sombre avait recouvert toute la surface de son corps. Même la peau dépourvue de poils était d'encre. Là où la lance avait percé, le fluide vital de son corps encore chaud s'était écoulé lentement, goutte après goutte, ruisselant le long de la hampe jusqu'au sol, souillant le sable du crépuscule.

Mais ce n'était pas du sang qui s'écoula des entrailles perforées de Kalaar. Sombre comme le goudron, grenu comme la roche, fluide comme l'eau, le sable noir de Nekhnesiris avait remplacé ce qui pulsait autrefois dans ses veines, dans ses tempes, dans son cœur.

Tenant encore le manche de l'arme lui ayant porté le coup, sa main tressauta, puis affermit sa prise, comme mue par une force indicible. Son autre main agrippa l'épieu, et se tenant d'une poigne insoupçonnée, Kalaar hissa son corps. Le bois traversa peu à peu son abdomen, glissant le long de ses viscères. Malgré ce calvaire, une obstination mécanique animait ses membres. Puis, dans un craquement sonore, la pique rompit, et Kalaar tomba lourdement sur le sol, tel un pantin dont les fils auraient été sectionnés. Plusieurs instants passèrent ainsi, suspendus dans le calme attentif des insectes nocturnes et de la lueur blafarde des quatre lunes.

Ses yeux fuligineux s'ouvrirent alors sur la nuit qui l'entourait. Étendue sur le sable, Kalaar reprit lentement ses esprits. Apercevant les dizaines de cadavres mutilés, grouillants de vermine, la résurgence de ses souvenirs lui fit froncer les sourcils en une moue douloureuse.

Ses pensées restaient confuses. Elle tenta en vain de se redresser pour s'assoir, mais ses tentatives n'aboutirent qu'à son affalement face contre terre. La truffe dans le sable, Kalaar fut quelque peu surprise de constater qu'elle n'était pas incommodée par l'étouffement, comme si sa poitrine se gonflait d'autre chose que d'air, ou bien qu'elle ne se soulevât uniquement par réflexe, n'ayant plus besoin de respirer. De même, à l'intérieur de son torse, le silence de son cœur la choqua. Qu'était-elle devenue ?

La Ligresse parvint à se lever sur ses coudes et rampa en direction de l'étang. Dans ses souvenirs, l'étendue d'eau fraîche avait été une félicité après un rude séjour dans le désert. Elle avança au milieu du charnier à peine masqué par les ombres sélènes, dirigeant son parcours vers la rive humide.

Alors qu'elle plongea les mains dans l'onde, Kalaar eut un mouvement de répulsion. L'eau était rouge du sang des malheureux qui y gisaient, leurs corps gonflés par la chaleur et la décomposition. L'odeur de la chair morte était déjà difficile à supporter lorsqu'elle vit, criblés de flèches, le visage renversé au-dessus d'une gorge tranchée, deux êtres qu'elle avait jadis connus.

Le premier, richement habillé de soies jahads, était le marchand qu'elle avait escorté jusqu'à Sutaam à peine quelques octaves auparavant. Le pauvre Tabib avait tenté de protéger jusqu'à son dernier souffle le jeune homme vers lequel il tendait la main. Ce dernier était Talek, dont une flèche avait percé l'œil, figeant son visage en une grimace abominable.

Pas lui, pas Talek. Pourquoi le mêler à tout cela ? Il était innocent... Le seul tort qu'il avait eu fut d'avoir croisé la route de Kalaar. À cause de cela, il avait tout d'abord perdu son père, puis sa propre vie. Pourquoi tous ces morts ? pensa Kalaar. Le clan Bir'Talis, les Tamargat, combien devraient périr encore par sa faute, son impuissance ?

Était-ce réellement de sa faute ? Car depuis le début, elle avait été trompée. Ashka lui avait caché la vérité. Ses mensonges tournaient encore dans sa tête comme un refrain insupportable. Elle ne valait pas mieux que les Jahads, finalement. Tous ses beaux sentiments ne valaient rien.

C'en était trop. Elle parvint cette fois à se redresser, et à se mettre sur ses genoux. Les poings serrés, les mâchoires crispées, les paupières closes, elle le jura : ils paieraient tous. Ceux qui était la source de tous ses malheurs, de toute sa culpabilité et de sa peine. Ceux qui avaient massacrés les siens. Ceux à cause de qui elle était devenue cette créature sombre et distordue, à peine semblable à ce qu'elle était auparavant. Ceux à cause de qui ses derniers espoirs furent brisés, et qui avaient attisés en elle un brasier dévorant de colère et de haine.

Elle ouvrit les yeux, des yeux tels des tisonniers coruscants, d'un éclat rougeoyant et furieux, qui illuminèrent d'une lueur terrible les lieux, projetant des ombres menaçantes sur les sables du Dhazzem. La chaleur irradia du corps de Kalaar, consumant peu à peu les vêtements en lambeaux qu'elle portait qui tombèrent peu à peu en cendres. Alors que le vent la frôla, il l'enveloppa tel un tissu aérien, drapant sa silhouette dans la poussière soulevée. La féline se releva de toute sa hauteur, levant les mains au ciel tandis que son incandescence se propagea à toute sa silhouette, surchauffant chaque grain de sable tourbillonnant, enflammant les végétaux à proximité.

La bourrasque s'intensifia, devenant tempête, et la température s'éleva de même. Les palmiers malmenés se brisèrent et s'embrasèrent. Gabesh fut la première à être calcinée par le retour du Sablefeu. En son centre, flamboyait ce qui fut Kalaar, qui ne réclamait plus que vengeance.

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