Nejheb (Partie 2)
Elle n'était plus que fureur. Le Sablefeu était en elle, était sur elle, la transfigurait, l'altérait en une créature à la puissance incommensurable. La Ligresse avait disparu, remplacée par une rage animée, une tempête dévorante. Ses sens déployés en une infinité de grains de sable tourbillonnants lui permettaient de visionner et d'entendre bien au-delà de ses capacités habituelles. Elle écoutait les rumeurs d'inconnus annonçant sa venue au loin, et les voyait déguerpir devant elle bien avant sa venue. Mais tandis que sa conscience s'agrandissait, l'esprit de Kalaar se délitait peu à peu, résumant son être à un ouragan de destruction et de vengeance.
De Gabesh, il ne resta que des ruines fumantes et des cendres. La chaleur infernale avait calciné la palmeraie entourant le caravansérail, dont les vestiges tenaient encore à peine debout. Un sable noir recouvrait désormais son emplacement, et continuait à se déposer à la suite du passage de Kalaar.
Car elle avançait, mue par une volonté ravageuse. Chaque pas la dirigeait vers le sud, vers Kuvalzum, où elle pourrait laisser libre cours à son courroux. Seule sa destination lui importait. Le reste ne valait plus rien à ses yeux. Il n'était question que de patience avant qu'elle ne satisfasse la soif qui asséchait les reliquats de son esprit.
Elle n'avait plus notion ni du temps ni de la distance. Un pas aurait pu durer un instant ou une journée entière et aurait pu lui permettre de franchir une enjambée ou la moitié du Dhazzem. Sa perception altérée ne distingait plus les choses de la même manière. Comme ses souvenirs s'atrophiaient, la brûlure de sa haine incinérait tout ce qui se présentait, laissant derrière elle les restes noircis de ce qui avait eu le malheur de se trouver sur son passage. Un jeune khajeraaz dut même s'enfouir dans les profondeurs de son terrier, alors que sa chitine fondait au contact du brasier tournoyant.
Le soleil et les lunes défilaient autour d'elle, tandis qu'elle avançait, inéluctablement. Sa marche se poursuivait, aveugle quant aux dévastations qu'elle engendrait. Des cris, des hurlements d'effroi et de souffrance lui parvinrent parfois. Des créatures tentaient de passer au travers ses bourrasques, glissant quelques instants dans les volutes ardentes du Sablefeu avant de s'écrouler, le métal, le cuir et les chairs fondus en des amalgames charbonneux.
La grande oasis de Touz disparut de sa main devant la sidération commune de tous ses habitants. Marchands, bédouins, Jahads, mercenaires, dromadaires, bâtiments de pierre ou de toile, tout fut réduit à l'état de combustible brûlé. La trombe de feu qui dévasta la palmeraie emporta tout, ne laissant que des restes informes et des blessures atroces. Les plus courageux armèrent leur pique et jetèrent leurs javelots dans sa direction, mais elle n'y prêta aucune attention, se contentant de carboniser toutes ces menaces dérisoires.
Au-devant, Kalaar entendait s'élever le vacarme des éclats de voix apeurés. Derrière elle, les gémissements des agonisants s'éteignaient peu à peu.
Personne n'osait plus braver le cataclysme vivant qu'elle incarnait. Tous fuirent à sa venue, tentant de se cacher d'elle et de sa dévastation. Au bout d'un temps indéfini, elle arriva sur les remparts de Lil Ahtur et y déferla de toute sa puissance. Ses braises parcoururent la cité dans un déluge accablant. Bêtes et hommes disparurent, dévorés par la faim inassouvie de feu la Ligresse. Soldats et mendiants, nobles et esclaves furent réunis sur le même pied d'égalité dans leur mort.
À son balcon, le Shah impuissant vit son royaume englouti par le Sablefeu, rongé par une ire gargantuesque et aveugle dont il ignorait tout. Il mourut dans une épouvante teintée d'incompréhension, alors que le dôme étincelant de son opulent palais s'écroula sur lui et sa garde.
Dans l'œil du cyclone, Kalaar cheminait, à peine consciente des vies qu'elle prenait. Pour elle, cela n'était que justice. Une justice cruelle mais nécessaire. Il lui fallait satisfaire la vengeance qu'elle abritait et qui la déchirait, tenter de combler le vide qui l'habitait, essayer de calmer la haine qui la possédait.
Des armées d'innocents furent consumés par sa furie. Bien peu parvinrent à échapper au désastre. Plus elle se rapprochait de la capitale, plus la panique se répandant dans la province. Les cités se trouvant sur son chemin n'eurent pas le temps de se vider qu'elle décimait tout ce qui se trouvait à sa portée.
Edsai ne fit pas non plus exception. La cité portuaire tenta vainement d'échapper à son destin en évacuant autant d'habitants que possible par voie maritime. Mais Kalaar mit fin à l'espoir de nombre d'entre eux : les nefs de bois et de toiles s'embrasèrent, piégeant dans la panique générale des milliers d'occupants.
Douleur et carnage étaient les deux idées qui tournaient en boucle dans son esprit.
Dans son sillage ne subsistaient que des ruines incendiées et des corps noircis. La nature elle-même était devenue méconnaissable, tant les cendres et la suie recouvraient tout. La terre était devenue un cimetière drapé dans un linceul de sable obscur. Menmerun se transformait en charnier. Harkara tremblait une fois de plus devant le Nejheb.
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