Bolga (Partie 1)
Les morts rient lorsqu'on parle des dieux.
Proverbe jahad
Le voyage avait été éreintant, mais l'excitation croissante leur avait fait presser le pas. Était-ce vraiment l'excitation, ou était-ce la peur engendrée par les rumeurs venues du nord de Menmerun ? Celles-ci parlaient d'une tempête hors du commun, surnaturelle, ayant ravagé au moins deux grandes oasis.
Ashka n'y avait tout d'abord pas prêté attention. Mais les jours passant, elle sentait une ombre poindre à l'horizon, alors que leur caravane rejoignait Besme. Alors qu'Izmeer et elle-même furent hissés à bord d'une feluka, cette menace en sourdine se fit plus oppressante et rendait un écho aux nombreux racontars des marins y manœuvrant. Une tache noire se profilait dans le nord lointain, assombrissant l'horizon.
La traversée de l'Akh Qidyis se déroula cependant sans encombre. Fahri exultait davantage à chaque instant écoulé le séparant de son triomphe sans prêter attention à ces bruits de cour. Il n'en démordait pas, il serait bientôt détenteur d'un pouvoir incroyable et asservirait peut-être même toute la province.
Alors qu'ils accostèrent au port, Kuvalzum accueillit les mercenaires déguisés en Majaghans, escorte armée de la conseillère et du mage Jahad. Le palais s'ouvrit à leur venue, tandis que la Cour et le Haut-Conseil, prévenus par le héraut royal, fêtèrent leur arrivée par des acclamations et des louanges.
- Montre-leur l'artéfact, Izmeer, conseilla doucement Ashka.
De mauvaise grâce, le Jahad s'exécuta, sortant le médaillon nacré qui scintilla dans les reflets du matin. Les ovations explosèrent devant la présentation du Soleil Ancien, alors que le Vizir fendait la foule pour rejoindre les arrivants.
- Conseillère Ashka, mage Izmeer, vous voilà de retour, déclara-t-il d'un ton mielleux. Vous voici bien accompagnée...
Il regarda la compagnie de bédouins maquillés et prit un air faussement inquiet avant de demander :
- Où est donc votre troisième partenaire ?
- Elle... n'est plus parmi nous, déclara Ashka, la mine sombre. Mais... peu importe. Nous avons le remède pour sauver la fille du Padishah.
- Je vais vous mener à elle séance tenante. Suivez-moi.
Ils traversèrent la cour du palais alors que tous leur lançaient de bruyantes félicitations, et arrivèrent aux jardins suspendus, antichambre luxuriante de Khamkhedet-maz-Kuvalzum. Ashka nota immédiatement que le nombre de gardes en faction était drastiquement diminué. Le Vizir Hefsa remarqua son désarroi.
- Nous avons dû recruter dans tous les corps militaires du royaume pour pallier les difficultés de recrutement de l'armée régulière, sans compter les désertions... expliqua-t-il. Les caisses ont été aussi utilisées en grande partie pour acheter les services de compagnies mercenaires.
Ashka fut choquée d'apprendre que le Haut-Conseil ait accepté en son absence de faire confiance à des guildes de combattants, qui se vendaient d'ordinaire au plus offrant. La situation devait être vraiment désespérée, songea-t-elle.
Pénétrant dans la vaste salle du trône, Ashka pensait que le Vizir allait les amener directement aux appartements de la princesse. Sa surprise fut totale en s'apercevant que la pièce entière avait changée : des draperies sombres descendaient en cascade du plafond et plongeaient l'environnement dans la pénombre, plusieurs encensoirs diffusaient d'épaisses volutes de qanfasa, et au centre, en lieu et place de l'estrade où dominait le siège royal, un grand autel avait été dressé.
Sur celui-ci, une frêle silhouette féminine y était étendue, immobile. Son visage maculé était méconnaissable, mais Ashka reconnut immédiatement la princesse Chabi. Sa jeunesse et sa beauté aurait été resplendissante, si sa peau n'avait pas été rongée par une souillure nécrosée. Au pied de l'autel, une masse grossière et adipeuse se drapait dans un costume autrefois raffiné. Le Padishah Melki In Malhoufi, les yeux creux, le visage sale et le teint cireux, n'était qu'à peine conscient de ceux qui firent irruption dans la pièce. Il murmurait en sanglotant des propos inaudibles.
Alors que la troupe de mercenaires s'écarta pour laisser passer Izmeer et Ashka, une femme apparut, sortant de l'ombre d'une allée de colonnes. Habillée de la toge traditionnelle des trameurs de l'Oraculaire, elle se dirigeait vers le rituel dressé, le visage masqué par sa capuche rabattue. Un chat noir était perché sur son épaule, et toisait les importuns d'un œil mauvais.
- Vous arrivez bien tard, déclara la trameuse d'une voix sans âge. Le temps a ravagé le corps et l'esprit de la princesse, et nul ne sait si je pourrais encore la maintenir en vie longtemps.
- Ils ont l'artéfact ! protesta le Vizir. Sauvez la princesse, trameuse !
En réponse à son exclamation, Izmeer brandit le Soleil Ancien, dont les reflets irisés vinrent frapper en mille éclats les murs de la salle.
- Donnez-le moi, ordonna l'oracle.
Izmeer s'avança vers elle. Il parut chanceler lorsqu'il tendit l'objet convoité à la vieille femme. Elle le saisit sans un regard pour le mage.
- Le Soleil Ancien... Mes visions me l'ont montré depuis si longtemps maintenant. Instrument de guérison des Adariels, en des temps oubliés.
Elle se dirigeait vers la table où la princesse étendue gisait, alors qu'Izmeer se retourna incrédule vers Ashka. Le chat sauta de son perchoir et miaula, puis trotta de l'autre côté de la table rituelle. Fahri fit un pas en avant, la main sur la poignée de son épée.
- Pas maintenant, sinon vous ne connaîtrez pas le fonctionnement de cet objet ! souffla l'Evaylienne en le retenant par le bras.
Alors qu'Izmeer allait ouvrir la bouche, la trameuse reprit d'une voix plus forte.
- Il est temps que la souillure quitte le corps de la princesse Chabi, comme mes visions me l'ont prédite !
- Sauvez-la... je vous en prie.... Sauvez ma fille... gémit le Padishah dans un reniflement pathétique.
La trameuse positionna l'antique médaillon sur la poitrine de Chabi, et tira une des draperies qui pendait jusqu'à elle. Dans un bruit de tissu déchiré, la tapisserie tomba et entraîna toutes les autres, alors que la lumière du soleil se déversait dans la pièce par les innombrables fenêtres. Des miroirs avaient été disposés autour du plafond voûté, et renvoyaient les rayons concentrés en une colonne brillante ciblant l'autel. L'assemblée fut parcourue par la stupeur et l'effroi alors que la princesse se mit à hurler de souffrance, comme brûlée par la lueur du matin. Elle se tortillait de douleur alors que sa peau marquée rougissait en réaction à l'exposition. Alors la trameuse leva les bras au ciel et scanda haut et fort :
- Par le temps et par le sable, que la souillure soit lavée, que la corruption soit purgée, que le châtiment soit purifié !
Puis, la lumière s'intensifia, frappant avec violence le Soleil Ancien, alors que les cris perçants de la princesse déchiraient la scène. Une puissante déflagration d'énergie parcourut alors la pièce, soulevant la poussière et la capuche de la trameuse. La noirceur couvrant la peau de Chabi parut se consumer, disparaissant peu à peu de son corps juvénile. Ses cris s'éteignirent peu à peu dans sa gorge.
Réalisant enfin à qui il venait de donner l'artéfact, Izmeer s'exclama :
- Ashka ! C'est Daima ! C'est la vieille femme qui m'a envoyé à Saalirraz il y a tant d'années !
Sa voix était couverte par le tonnerre du déferlement magique du rituel, Ashka ne comprit pas tout de suite. Mais alors que l'énergie s'y déversant semblait à son paroxysme, l'attroupement retint son souffle : le chat noir était grimpé sur la table, projetant une ombre monumentale et menaçante sur les murs du palais. Puis, poussant un feulement étrange et surnaturel, il s'assit sur le Soleil Ancien.
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