Bolga (Partie 2)
Alors que le chat noir dévisageait l'assemblée, la lumière prit une teinte étrange, grisâtre et terne, comme corrodée par sa présence. La princesse s'agita sous le Soleil Ancien, et ses hurlements reprirent de plus belle. L'odeur de sa chair brûlée emplit alors la salle tandis que ses vêtements prirent feu. Ses cris déchirants rebondirent comme autant d'échos cruels sur les murs nus, alors que sa peau fondait sous le rayon de lumière corrompue. Devant l'horreur absolue de la scène, le Padishah s'égosilla, tentant en vain de la déloger de l'autel. Mais le corps de la princesse ne bougeait pas d'un pouce, comme maintenu fermement par des entraves invisibles sous le joug du déferlement magique.
Devant l'assemblée pantoise, la trameuse s'avança vers le Padishah puis le tira violemment en arrière. Le malheureux souverain tomba à la renverse, battant de ses bras réduits à l'état de membres carbonisés. Là, tirant une lame courte de sous sa toge, la trameuse traça un arc de cercle de sa main et vint ficher son poignard dans la gorge du pauvre homme.
- Ainsi justice est rendue ! cria-t-elle les bras levés vers le ciel.
Sa toge battait au vent et sa tête se découvrit. Incapables de s'avancer davantage sous le souffle du déchaînement du sortilège, Ashka et Izmeer étaient impuissants devant le supplice de la princesse. L'instant s'étira durant une éternité.
- Arrêtez ceci, sorcière ! lança le Vizir.
Soudain, le sol se déroba sous ses pas, les murs tremblèrent, le soleil fut masqué. La plainte de la princesse mourut dans sa gorge alors qu'à l'extérieur du palais, le grondement croissant d'une foule affolée s'élevait. Grondement qui se changea en un mélange du sifflement d'une tempête et d'un mugissement de terreur. L'obscurité grandit, les secousses s'intensifièrent et le vacarme de l'ouragan recouvrit tout le reste. La peur gagna les mercenaires lorsque le plafond se fissura et que les mosaïques s'en décollèrent pour se fracasser autour d'eux. Un pan de mur se détacha et vint écraser le crâne du Vizir, dont l'existence se conclut dans une éclaboussure de cervelle et de sang.
Une nuit surnaturelle s'était abattue sur Kuvalzum alors qu'hurlait le vent tout autour du palais. Illusion ou hallucination ? Il sembla à Ashka entendre une voix perdue au milieu des rafales de vent, une voix connue mais si différente.
Une sinistre aura enveloppa la trameuse, qui se retourna alors vers la troupe terrorisée. Alors que pour la première fois son visage aux yeux clos se révéla à tous, Ashka reconnut l'amie de son passé, qui l'avait poussée à prendre ces décisions dont elle regrettait encore amèrement les conséquences.
Malifa... Malifa, ou Daima d'ailleurs, d'après Izmeer, songea Ashka avec stupeur.
La trameuse plaça ses bras en croix, semblant accueillir la tempête. Un sable incandescent fit irruption dans la pièce, tourbillonnant le long des murs et du carrelage, dont il noircit la surface et fendit les dalles faïencées. Les miroirs du plafond volèrent en éclats meurtriers et se mêlèrent aux bourrasques arénacées. Un mercenaire s'écarta de justesse du courant d'air, alors que la manche de son tegelmoust s'enflamma à son passage. Trois autres n'eurent pas de si prompts réflexes et brulèrent vifs à son contact.
Soudain, la chaleur diminua, l'ouragan de sable se teinta de charbon et de cendres et se rassembla soudainement devant l'intrigante. La trombe se ramassa et se concentra, prenant lentement une silhouette humanoïde accroupie, d'un noir d'obsidienne. Le vent vint à mourir, alors que la forme se releva. Ashka ne la reconnut que trop facilement.
- Kalaar ? C'est toi ? s'exclama-t-elle d'une voix cassée par l'émotion. Tu... es vivante ? Mais comment...
La Ligresse, fourrure d'ébène hérissée, releva la main vivement en signe de silence vers Ashka, et se tourna vers la trameuse.
- Mada ! Pourquoi es-tu ici ? Mon pouvoir, ma colère, comment les as-tu calmés ? Pourquoi les as-tu calmés ?
- Oh, ni Mada, ni Daima, ni même Malifa. Hila n'existe pas non plus. Et ce qui reste d'Azel m'appartient.
Provoquant un sursaut général, la trameuse avait parlé d'une voix désincarnée et sybilline. Elle ouvrit les yeux, découvrant les mêmes iris dorées que ceux du chat lové sur le cadavre de la princesse Chabi.
- Pas question ! vociféra Fahri, qui s'avança vers l'autel. Les gars, récupérez l'artéfact !
Les mercenaires dégainèrent leurs épées et s'élancèrent. D'un revers de main, les miroirs brisés gisant au sol s'envolèrent et devinrent autant de lames et d'épieux qui vinrent transpercer les chairs des assaillants, les laissant agoniser dans le sang de leurs yeux crevés et de leurs flancs éventrés. Fahri garda son épée au fourreau et tourna les talons devant le massacre de ses hommes. Des débris bloquaient la porte de la salle du trône, et il n'eut d'autre choix que de s'éloigner à reculons vers l'un des corridors adjacents.
- Maudite sorcière ! Soyez damnée ! s'écria-t-il en détalant à toutes jambes.
Il ne fit pas plus d'une vingtaine de mètres avant que sa course fût stoppée nette : faisant irruption par les fenêtres, les portes, les salles ouvertes voisines, se répendant telle une marée sombre et vivante, une vingtaine de chats noirs venaient à lui, le fixant de leur regard sournois. Il s'immobilisa puis sortit son arme. L'un des félins bondit sur lui, alors que d'autres escaladaient ses jambes. Bientôt assaillit par une dizaine d'animaux, Fahri tomba à la renverse, criant d'effroi alors les griffes et les crocs ravagèrent son corps.
Izmeer était paralysé par la peur, le souffle coupé par la scène se déroulant devant lui. À ses côtés, Ashka tenta de faire un pas vers Kalaar, mais le ton lugubre de la voyante lui glaça le sang.
- Voyez, il est inutile de lutter.
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ? demanda avec hargne Kalaar.
Le rire sec et cassant qui sortit de sa gorge résonna.
- Dans les heures les plus sombres de son désespoir, Azel s'est détournée des Déesses et a supplié mon nom. Je lui ai donné les outils de sa vengeance contre ... quelques menus services.
- Azel... nous a réuni ? bafouilla Izmeer. Tous les trois ? Pourquoi ? Par quel maléfice ?
Azel n'avait été qu'un outil : se servant de son désespoir, l'entité qu'abritait son corps l'avait fourvoyé depuis toutes ces années, elle, Izmeer et Kalaar. Dans l'espace et le temps, elle avait réussi à les berner à biens des endroits et des occasions différentes à la seule fin de les diriger vers les ruines de Nekhnesiris, où la magie du Sablefeu et les sortilèges de la chambre forte l'empêchaient d'intervenir directement.
- Vous êtes plus perspicace qu'il n'y paraît, mortelle, répondit-elle, lisant dans les pensées de l'Evaylienne. Je vous ai réunis pour pouvoir enfin récupérer ce qui me revient. Cette puissance que vous appelez Sablefeu, le Soleil Ancien y est lié par la magie de vos ancêtres. L'Hyléenne me servira de réceptacle pour l'abriter. Par sa puissance, Harkara me servira ou disparaîtra.
Délaissant le cadavre sanguinolent de l'ancien lieutenant des Aspics de Fer, la meute de chats entourèrent alors les trois survivants du carnage. Au milieu des feulements et des sifflements, l'hôte d'Azel ajouta :
- Je crains bien que votre rôle à tous les trois ne s'achève ici. Mais vous pouvez être fiers de m'avoir bien servi, et de voir votre vie s'achever de ma main. Vous allez connaître l'étreinte de Dame Malchance.
Les trois anciens partenaires soupirèrent à l'unisson un nom maudit :
- Bolga.
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