Tjeb Aalzahif (Partie 1)
Le sable couvre la faute des mauvais guides.
Proverbe majaghan
Seule. Tellement seule. Elle n'avait pas éprouvé cela depuis bien des années. Elle, l'ancienne pirate repentie, qui avait dû par tant d'occasions prouver sa bonne volonté et sa loyauté afin être digne de confiance, ressentait le désespoir de voir combien tous ses efforts avaient été vains.
Ashka voyait le sol défiler au rythme des pas du dromadaire sur lequel elle était juchée. La tête basse, l'esprit morose, elle n'osait regarder son voisin. Izmeer chevauchait à ses côtés et s'était retranché dans un silence hostile. L'Evaylienne pouvait parfois sentir sur elle le poids de son regard lourd de jugement.
Leur caravane se dirigeait droit au sud, vers les montagnes brumeuses du Tjeb Aalzalhif. Deux jours étaient passés depuis leur capture à l'oasis de Gabesh, qu'ils avaient passé à fouler les sables du Dhazzem à une cadence soutenue. L'objectif de Fahri était de rallier au plus tôt Besme, où le Shah auquel il s'était rallié se trouvait. Pour cela, ils empruntaient un itinéraire connu seuls des contrebandiers et des pirates, plus court et traversant une région relativement épargnée par la chaleur torrentielle du désert. De fausses rumeurs répandues par les brigands, sur des khajeraaz et d'autres horreurs surnaturelles, avaient fait fuir les bédouins de la région, si bien que même les convois marchands ne cheminaient plus par ces lieux.
Mais Ashka n'en avait cure. Elle avait été trahie par ses propres intentions et par son suzerain. Elle qui pensait avoir gagné le respect de ses pairs n'avait été finalement qu'une marionette, un pion vaguement utile au sein d'une bureaucratie au pouvoir illusoire. Comment avait-elle pu se fourvoyer à ce point ? Elle pensait pouvoir faire changer les choses depuis l'intérieur... quelle déception. Kalaar avait eu raison depuis le début, finalement. Kalaar... son amie, son amour. Ashka lui avait crevé le cœur quelques instants avant que celle-ci ne meure sous ses yeux. L'Evaylienne en était certaine, dans son dernier soupir, la Ligresse l'avait haï.
Infiniment plus qu'Izmeer, sans doute, alors qu'Ashka surprit les yeux sévères du Jahad braqués sur elle.
Et plus qu'elle-même ne se détestât en cet instant, alors qu'elle ressassait ses derniers souvenirs. Ashka était redevenue l'étrangère méprisée. Elle avait perdu son honneur, ses amis, et s'apprêtait à trahir son serment envers son souverain pour essayer de sauver sa peau. Car elle ne se faisait pas d'illusions, personne au palais ou au sein de la garde ne viendrait la soutenir. La perspective de pouvoir fuir n'était même pas certaine. Fahri n'était pas le plus honorable des soldats et pouvait tout à fait la trahir à son tour, rien ne l'obligerait à respecter sa part du marché une fois avoir obtenu ce qu'il désirait.
Ashka poussa un soupir sonore qui attira l'attention du lieutenant des Aspics de Fer. L'homme fit trotter sa monture jusqu'à la hauteur de sa prisonnière et lui dit :
- Allons, ne désespérez pas, conseillère ! Connaissant votre réputation, je suis persuadé que vous êtes en train d'imaginer un plan pour retourner la situation à votre avantage. Je me trompe ?
Le ton était narquois et plein de fiel. Fahri ne cachait pas son enthousiasme perfide et se pavanait nonchalamment devant son otage. Ashka ne prit même pas la peine de répondre et se tassa davantage sur elle-même.
- Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, je vous déconseille de revenir sur notre accord. Donnez-moi la tête du Padishah et le pouvoir du Soleil Ancien, et vous aurez la vie sauve, vous, et votre... compagnon.
- Encore une fois, vous ne saurez comment faire fonctionner l'artéfact qu'au moment où la trameuse du Padishah vous aura indiqué comment l'utiliser ! objecta Izmeer. Nous n'avons aucune garantie de sa coopération. Il est de notoriété publique qu'il n'y a pas plus opiniâtre qu'un oracle ! Alors un trameur royal...
- Oh, mais je suis bien au courant de tout ceci, répondit Fahri d'un ton amusé. Je vous conseille donc de préparer vos arguments ou votre magie pour la convaincre. De votre réussite dépend votre survie, à tous les deux. Alors, mettez vos différends de côté une dernière fois, dans votre propre intérêt.
Izmeer ne répondit pas, se contentant de foudroyer une fois encore du regard sa voisine. D'un gloussement méprisant, Fahri se gaussa de la saynète, puis éperonna son dromadaire et repartit en tête du convoi.
- Maudite soit votre fierté à avoir refusé ce fichu terrain, conseillère ! susurra Izmeer à Ashka. Sans cela, les Ligres couleraient encore des jours heureux là-bas, et vous aussi, très probablement.
Ashka eut un éclair dans son esprit. Par deux fois, sa fierté avait été invoquée comme coupable pour avoir renoncé à un héritage non mérité. Mais ce n'était pas la vérité. Elle avait toujours désiré s'installer paisiblement sur une terre et y faire prospérer sa maison. Quelqu'un lui avait toujours déconseillé de s'engager sur cette voie, qui n'était pas faite pour elle. Elle qui était censée être promise à de grandes choses. Un visage et un nom se dégagèrent de ses pensées, et se glissèrent sur sa bouche.
- Malifa... murmura-t-elle.
- Que dites-vous encore ? demanda Izmeer d'un ton aigre. D'autres choses à avouer ?
- Je... Ma fierté n'a rien à voir là-dedans, répondit Ashka. Je n'ai jamais voulu tout cela. Ni ce titre de conseillère, ni abandonner ces terres. C'est Malifa... Ça a toujours été Malifa. Elle qui m'a poussée à prétendre à la place de conseillère après la déchéance de Majid In Idibal, elle qui m'a déconseillée de prendre possession de ce territoire lointain et aride. Je n'ai pas voulu m'opposer de prime abord à ce qui me revenait de droit. C'est... mon amie... Malifa...
- Peuh ! cracha le Jahad. Vous tentez encore de vous dédouaner ? Qui espérez-vous convaincre ?
- Ma carrière de soldat, continua l'Evaylienne, je ne la dois qu'à moi-même... mais je n'aurais jamais été capable seule de parvenir à siéger au Haut-Conseil sans ses conseils avisés.
Izmeer se ravisa devant les arguments de la conseillère.
- Pourquoi aurait-elle voulu une telle chose ? interrogea-t-il. Qu'y gagnait-elle ?
- Je l'ignore... soupira Ashka. Je ne l'ai plus revue du jour où je quittais la garde royale pour siéger au Haut-Conseil.
- Permettez-moi d'avoir vraiment du mal à vous croire sur parole, au vu des derniers évènements.
Ashka garda un temps le silence, méditant sur ses pensées. Le souvenir de Malifa s'était curieusement étiolé dans son esprit, ne conservant que les moments les plus anodins de sa relation avec elle. En plus de sa culpabilité, elle ressentait la désagréable impression d'avoir été manipulée à son insu depuis des années.
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