Kalaar (Partie 1)
La colère est le fossoyeur de la sagesse, et la destruction en est son funeste héritage.
Maxime majaghane
Bolga affichait un sourire empreint d'une satisfaction nocive, toutes dents visibles, comme un prédateur carnassier n'ayant plus qu'à se repaître de sa proie. Devant elle, Kalaar fermait les yeux, la tête baissée, les bras ballants, attendant que sa dernière volonté ne soit accomplie.
Un pas après l'autre, la trameuse possédée se rapprocha de la Ligresse, puis posa les mains sur ses épaules. Alors que les deux corps entrèrent en contact, une énergie prodigieuse naquit entre elles, soufflant tout sur son passage. Les débris de la salle du trône voltigèrent et s'abattirent sur les murs lézardés, provoquant une succession d'éboulements creuvant la façade du palais. Izmeer tenta d'abriter Ashka de toute la force de sa magie, mais en vain. Ils furent projetés au-dehors de la scène, comme des musiciens inutiles fuyant un public sévère.
Kalaar sentit une présence hostile s'insinuer dans son corps et dans son esprit. Parcourant chaque fibre de son être, l'intruse se faufila en elle, lentement, à la manière d'une couleuvre louvoyant entre les rochers. L'entité l'envahit chaque instant davantage, d'abord invasive, puis de plus en plus oppressive. Alors que la carcasse décharnée et inanimée d'Azel tomba à terre comme une poupée de chiffons, le corps de la Ligresse se mit à trembler de tous ses membres, écrasée de l'intérieur par la conscience divine de Bolga. Kalaar hurla de toutes ses forces, sentant son esprit se tordre, plier et menacer de rompre à tout instant. La douleur lui traversa le crâne comme un barbelé cruel. Sa volonté était torturée par une humeur acide.
Kalaar tomba à genoux, sa vision troublée, son corps ne réagissant plus aux ordres. Elle prit conscience de la puissance qui l'envahit : une noirceur mesquine, traîtresse et effrayante, doublée d'une personnalité fourbe et chaotique. Bolga prit possession d'elle et déversa en elle son pouvoir, le pouvoir d'une divinité de la malchance, de la duplicité et de la tromperie. Les mains qu'elle contrôlait désormais s'emparèrent du Soleil Ancien, et une antique magie en invoqua la puissance. Kalaar sentit sa conscience se dilater alors que le pouvoir du Sablefeu lui revint. Autour d'elle, l'environnement chargé d'énergie de mua en une tempête de braises ardentes, tournoyante et vociférante dans un vacarme infernal.
Finalement, elle avait obtenu ce qu'elle désirait depuis toujours. Le pouvoir de faire vengeance par elle-même. Dans sa tête, Kalaar sentit sourire la présence de Bolga alors que se déchaînait la destruction du palais. Le tourbillon se changea en cyclone cataclysmique dévastant tout. Kuvalzum s'écroulait, emportée par le déferlement de sable embrasé. Ses habitants tentaient désespérément de fuir de son courroux, mais finissaient par connaître la mort, déterrés de leurs abris comme des lapereaux apeurés. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous périssaient dans les flammes de l'ouragan vorace.
Mais bientôt, alors que Kuvalzum était au bord de l'anéantissement, la tempête grandit encore. Kalaar ne sentait pas de satiété dans son cœur. Bolga s'en réjouit. La calamité se répandait dans toute la région, engloutissant les cités et les peuples dans la même furie aveugle. Un soldat vit son visage fondre tandis que sa tunique s'embrasait. Les yeux d'un vieil homme éclatèrent comme des fruits trop mûrs. Un nourrisson brûla vif sur le ventre de sa mère.
L'horreur était à son paroxysme. Kalaar était terrifiée et fascinée par sa propre démesure. La satisfaction atroce qu'elle éprouvait était jouissive. Tous ses instincts refoulés se relâchaient enfin. L'heure était à la punition de ceux qu'elle avait tant haï et elle en savourait chaque vie prise, chaque souffrance infligée, avec une délectation qui lui était encore inconnue. La soif de sang, immonde, infâme, obscène, mais si délicieuse.
Désormais couvrant une grande partie du nord de Menmerun, la tempête atteignit les contreforts du Tjeb Klimazhad. Kalaar songea avec mélancolie qu'elle allait peut-être revoir sa terre natale avant de disparaître totalement sous le joug de la déesse. Purifier ces terres de la tourmente qu'avait apporté les Aspics de Fer avec eux lui sembla même une bonne façon de conclure sa vie. De par la force de son pouvoir et de sa volonté, elle guida les bras orageux du Sablefeu vers la région de son enfance. Elle y vit les ruines des mines de Markhun, les installations à l'abandon, les prairies sèches ou vivait son clan, puis l'oued dorénavant à sec où périt Sarian et ses jeunes enfants. Elle se souvint douloureusement de leur perte tragique. Sa colère s'en embrasa de plus belle, attisant la violence du vent brûlant jusqu'à en excaver le sol sur plusieurs mètres de profondeur, annihilant toute trace de vie sur tout ce sur quoi son regard se posait.
Il ne resterait plus rien. Ses dernières pensées vinrent alors que Bolga achevait d'écraser son esprit. Elle ne laisserait rien. Personne. Juste le vide. La paix du néant. La paix du silence. La justice, enfin, par la destruction totale.
Elle ouvrit les yeux. En plein cœur de l'œil du cyclone, le ciel restait d'un bleu magnifique au-dessus de sa tête. L'horizon quant à lui se résumait à un mur de feu et de poussière, de cendres et de braises.
- Tu as bien œuvré, pauvre chaton, résonna la voix de Bolga.
Le vide que Kalaar ressentit par la satisfaction de sa vengeance lui donna le vertige, puis une violente nausée. L'exultation passée se changea en un goût immonde éclatant sur son palais. Mais ce tourment n'était plus qu'un souvenir, une trace d'un passé déjà révolu, car elle avait été dépossédée de son corps, réduite à une simple parcelle de conscience à l'arrière de l'écrasant pouvoir que commandait désormais la déesse.
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