Kalaar (Partie 2)
Autour de Kalaar, le Sablefeu avait pris une ampleur et une dimension telles qu'il affectait désormais toute la région centrale d'Harkara, dévorant la chair et la pierre sans distinction, laissant un sol calciné et stérile derrière son passage. Bolga, à l'épicentre du cataclysme, exultait face à l'étendue de la destruction dont elle était l'origine. En tant que déesse de la duperie, elle jouissait de pouvoir enfin modeler le monde à visage découvert. Avec le Sablefeu en son sein, elle détenait l'arme absolue, celle qui ferait plier les hommes et les royaumes, et pourquoi pas les autres dieux. Peut-être pourrait-elle réclamer les attributions et les adorateurs de Jix, la déesse de la destruction et des cataclysmes, grâce aux ravages provoqués par ses nouvelles capacités.
Kalaar n'était plus. Après la disparition de son Ori à Nekhnesiris, l'éveil de son pouvoir dans la palmeraie de Gabesh, son esprit à son tour s'effrita lentement pour disparaître. Ses souvenirs fuyaient comme le sable entre les doigts. Ses émotions s'étiolaient aussi peu à peu. Une ultime angoisse l'étreignit alors violemment : que resterait-il d'elle une fois ceci terminé ? Une coquille vide ? Une poupée silencieuse ?
Les visages de son passé défilaient. Des visages sévères, hostiles même. Elle ne les reconnaissait plus. Tous la toisaient d'une moue déçue ou contrariée. D'un soubresaut de lucidité, elle vit l'un d'entre eux. Celui de sa fille. Au travers le temps et l'espace de cette mémoire repliée, Kalaar se retrouva face à sa plus jeune enfant une dernière fois. Adula, petite Ligresse de quatre printemps, espiègle et câline, affichait un visage grave et austère qui ne lui ressemblait pas.
Kalaar ne comprenait pas. Au seuil de son existence, elle rejoignait enfin les êtres qu'elle chérissait le plus au monde. Et pourtant, seule sa fille se tenait là, la dévisageant d'un air froid.
- Adula ? Ma chérie ? C'est moi... C'est Mama !
Kalaar n'avait ni corps, ni voix, et pourtant, dans ces strates profondément enfouies de sa conscience, elle parlait à sa fille en s'étranglant dans ses larmes. Celle-ci ne bougeait pas et gardait un silence triste.
- C'est moi ! Tu ne me reconnais pas ? Mama est là !
Adula ne cilla pas. La déception et le chagrin se lisaient sur son visage adorable.
- Que se passe-t-il Adula ? Où sont les autres ? Où est Papa ? Ne t'inquiète pas... je suis là, maintenant !
La petite féline fit un pas en arrière, fronçant les sourcils.
- Tu es méchante !
- Quoi ? Mais... non !
Elle tourna le dos et s'enfuit, disparaissant dans une brume blanchâtre. Kalaar ne put la poursuivre, perdue dans les volutes de son propre subconscient.
- Adula !
La mère appelait son enfant, inquiète de ne plus pouvoir la revoir après tant d'années. Soucieuse de justifier sa conduite, ses exactions, ses fautes et ses travers, avant de basculer dans l'abîme, comme un dernier sacrement, une confession à son propre sang.
- Adula !
- Elle ne reviendra pas.
La voix feutrée qui provenait de derrière elle lui donna le vertige. Elle n'avait pu l'oublier. Depuis toujours, son souhait avait été de la réentendre une dernière fois.
- Sarian...
Sa fourrure si douce et luisante. Son regard du turquoise des eaux tropicales. Son odeur de musc et de bois exotique. Son aura vibrante de vie et de sensualité.
- Oh, Sarian, pardonne-moi. J'étais si seule...
- Tu n'es pas Kalaar. Tu n'es pas mon épouse. Celle que j'ai aimé n'aurait jamais pu dire cela.
- Quoi ?
Le visage de Sarian, fauve et sauvage, se déforma de douleur.
- Tu ne sais même plus qui tu es, femme !
- Je... je ne comprends pas, Sarian. Pourquoi me dis-tu cela ?
- Tu as toujours prétendue défendre notre souvenir, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi cela ne t'a-t-il pas suffit ? Pourquoi ne pas avoir continué à vivre ? Pourquoi être restée dans cette obsession horrible de vouloir à tout prix nous venger ?
- C'était... tout ce qu'il me restait, Sarian. Oh... pardonne-moi...
- Tu n'as jamais été seule, femme. Nous avons toujours été avec toi, dans ton cœur, dans tes rêves, dans tes pas.
- Je voulais tellement plus... Tu me manquais... Vous me manquiez tellement ! Pardon... je suis tellement désolée.
- Tu ne te souviens même plus que nous les Bir'Talis ne donnons aucun crédit au pardon, seulement à l'action.
Sarian avait le ton tranchant comme une dague affutée, mais sa voix était emplie de compassion. Il avait su tempérer l'emportement et les angoisses de Kalaar de son vivant, et parvenait à la comprendre par-delà la mort.
- Qu'est-ce que je peux faire, désormais ? Tout est perdu par ma faute !
- C'est vrai, c'est de ta faute. Mais tu peux encore arrêter tout cela. Si tu abandonnes, tu ne nous reverras plus. Tu te dois de sauver ceux à qui tu as confié ton cœur. Pour nous, c'est trop tard, mais d'autres méritent encore d'être épargnés.
Deux noms et deux visages vinrent à son esprit. Izmeer ! Ashka !
- Mais que dois-je faire ? supplia Kalaar.
- Si tu ne sais pas ce que tu dois faire, fais ce qui doit être fait.
Laissant la Ligresse sur son interrogation, Sarian disparut à son tour dans les brumes de ce royaume spirituel. Kalaar était à nouveau seule. Mais alors que son monde intérieur se disloquait à son tour, une étincelle naquit. D'abord hésitante, elle s'intensifia, luttant contre l'oubli menaçant de l'engloutir. Puis grandit, et avec elle, une volonté féroce, farouche, passionnée. Les mots de Sarian avaient avivé une flamme qui n'avait pas brûlée en elle depuis des années, comme une graine germant sur un sol calciné par les incendies du passé.
Kalaar prit son élan en se recroquevillant et se propulsa de toutes ses forces hors de sa pensée, comme un plongeur remontant à la surface après avoir réalisé son asphyxie prochaine. Le ciel de son esprit vola en éclat, et, traversant la lumière, elle regagna son corps habité par la déesse.
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