Kalaar (Partie 3)
- Tu es encore là ? Que veux-tu encore ? N'ai-je pas exécuté ton vœu le plus cher ?
Dans le corps de Kalaar, l'esprit de Bolga sentait poindre une présence comme la douleur d'une écharde négligée. L'esprit de la Ligresse parut plus dur, plus inflexible. Ses sentiments étaient plus animés qu'auparavant, flamboyants d'une vivacité renouvelée.
- Tu ne veux donc pas disparaître, petit chaton ? reprit Bolga. Combien faudra-t-il de fois que je te tue ?
Kalaar, écrasée par l'impérieuse présence divine, parvint à peine à rassembler le peu de forces qu'il lui restait. Elle ne pliait pas. Quelque chose en elle s'était levé. Empreinte d'une dignité majestueuse et d'une fierté arrogante, détachant chaque syllabe pour en signifier au mieux la signification à son interlocutrice, la Ligresse déclama :
- Je suis Kalaar Shinara Janaihn du clan des Ligres Bir'Talis, femme-lame de Sarian Dosaran Bidao. Tu peux prendre mon corps, mais mon âme, tu ne l'auras jamais !
Là-dessus, tentant de reprendre le dessus, l'esprit de Kalaar prit d'assaut le contrôle qu'avait Bolga sur son corps. Son essence percuta la déesse, qui, bien que surprise, se reprit immédiatement.
- Tu ne peux plus défaire ce qui a été fait, idiote insolente ! déclara la déesse.
Sans attendre de réponse, elle cibla Kalaar d'une terrible frappe mentale, qui l'encaissa de plein fouet.
- Vas-tu enfin comprendre ? continua Bolga. Ta résistance est futile !
Si Kalaar avait eu une bouche, elle aurait souri de tous ses crocs. L'affront mental avait pour but de leurrer la déesse, et la Ligresse en avait profité pour prendre pendant une fraction d'instant le contrôle de ses mains, faisant tomber l'artéfact au sol dans un bruit mat. Alors que Bolga feignit l'indifférence, le pouvoir du Sablefeu s'échappa de son emprise, profitant à sa légitime possesseuse. Dans un éclair de stupeur, le corps possédé fut soulevée de terre, alors que la tempête l'emportait dans le ciel, la faisant valser comme un drapeau arraché. Prisonnière de cette enveloppe qu'elle partageait avec Kalaar, elle devenait à son tour impuissante face à la tornade de sable brûlant.
Suspendue à une dizaine de mètres du sol, Bolga hurlait de frustration. L'artéfact hors de sa portée l'empêchait de canaliser la magie nécessaire au contrôle du cataclysme, et l'enveloppe charnelle de Kalaar se révélait bien plus difficile à dominer. L'absence d'Ori de cette Hyléenne avait donc d'abord été son point faible puis sa meilleure défense. Le Sablefeu et elle ne faisait plus qu'un et sans le Soleil Ancien, Bolga ne parvenait plus à canaliser aussi efficacement sa puissance en ce monde.
Puis, Kalaar désigna par la pensée l'objet gisant au sol, le visant de ses bras de sable incandescent.
- Tu comptes le détruire ? cracha la déesse. Cela ne servirait à rien, chaton ! Tu finiras par plier tôt ou tard ! Ton esprit finira par tomber sous ma coupe !
- Le détruire ? répondit la féline. Cela n'a jamais été mon intention...
Une colonne de vent souleva de terre l'artéfact, puis la tempête vint percuter sa surface avec une violence incommensurable. Déferlant avec une énergie démentielle, le sable abrasa puis rompit le Soleil Ancien en une multitude d'éclats, tel un miroir brisé.
- J'espère que tu n'es pas superstitieuse, Dame Malchance, s'amusa Kalaar.
S'essayant à reprendre le contrôle de la situation, Bolga décocha une terrible secousse à l'esprit de la Ligresse, dont le corps chuta violemment sur le sol.
- Tu espères vraiment t'en tirer ? Je vais te faire endurer des souffrances dont tu n'as pas idée !
- M'en tirer ? Cela n'a jamais été mon intention non plus...
Redressé par une nouvelle colonne d'air et de sable, le corps de Kalaar se déploya, jambes tendues et bras en croix, alors que Bolga réalisa à ce moment avec horreur ce qui était en train de se passer. Les tessons formés par le bris du Soleil Ancien furent soufflés par la tempête, et s'envolèrent comme autant de poignards.
- Non !
Ils frappèrent le corps de Kalaar au bras, au cou, au cœur, au crâne et au flanc. Celle-ci ne sentit tout d'abord rien. Puis un picotement lui revint, réminiscence de sensations de son être. La démangeaison devint brûlure, puis embrasement. De par la voix de Bolga qui hurlait à nouveau au travers les vents tourbillonnants, la déesse partageait la même douleur.
- Qu'as-tu fais, maudite ?
Le corps doublement habité convulsait en apesanteur, se contorsionnant au gré des bourrasques chaotiques. Comme un fétu de paille balloté par la tempête, la silhouette fut secouée et projetée dans le tumulte, puis vint se fracasser au sol. Kalaar sentit que la puissance du Sablefeu affluait en elle grâce aux éclats de l'artéfact traversant sa chair. Par ce pouvoir, elle redevenait également maîtresse d'elle-même et parvint à en expurger son hôte indésirable de par sa simple volonté.
Dans un cri rageur, Bolga fut expulsée du corps de Kalaar. Fantôme informe projeté au-devant de la Ligresse, elle prit l'apparence d'une grande femme sombre aux contours flous et au regard courroucé. Elle rampa, plaquée au sol par le cataclysme brûlant, dans une vaine tentative de revenir parasiter celle qui aurait dû s'abandonner à son sort.
Mais Kalaar avait résisté. Brandissant une âpre détermination à défendre ce qui emplissait son cœur, elle décida de commander au cylcone une dernière fois pour détruire son adversaire. Les sables magiques convergèrent alors tous vers elle, concentrant leur pouvoir dans le creux de ses mains. Si le premier éclat du Soleil Ancien lui ayant entaillé la paume de la main lui avait permis d'obtenir le contrôle sur le légendaire ouragan, l'entièreté de l'artéfact fiché en elle lui donnait un accès illimité à sa puissance.
L'énergie colossale déferla sur l'apparition de Bolga, mais celle-ci ne fléchit pas pour autant. Faisant appel à toutes ses forces, elle lutta contre les tornades qui l'assaillaient avec une férocité phénoménale.
- Tu es condamnée Kalaar ! hurla la déesse. Tu ne pourras pas lutter éternellement ! Que ce soit par le temps ou par l'épée, tu tomberas ! Et ce jour-là, je serais là pour te réserver une éternité de tourment !
Bolga avait raison. Kalaar avait atteint les limites que son corps physique pouvait supporter. Le Sablefeu était sur le point de l'écarteler. Mais même cette incroyable puissance n'était pas suffisante contre son opposante. Tant que Bolga était présente, Harkara ne serait pas en sécurité.
Alors Kalaar se concentra et s'attela à rassembler toute la tempête en elle. Elle repensa à ses amours passés. Elle revit le visage d'Ashka. Elle contempla celui d'Izmeer et de ses amis, passés et présents. Puis, dans le maelström de son esprit, la lumière enfla et éclata comme un feu aveuglant. Une lumière dévasta alors le champ de bataille, soulevant la terre, fracassant les nuages, incendiant le ciel tout entier. Le sol trembla et s'ouvrit, des montagnes furent projetées, des mers asséchées. Une cacophonie annihila tout sur son passage, ne laissant qu'un néant de brume et de vide derrière elle.
Quand la poussière retomba, rien ne subsista alors de ce que fut Kalaar. La guerrière, la voleuse, l'implacable, la vengeresse, mais aussi l'amante, l'épouse, la mère, l'amie. Tout avait disparu, jusqu'à la moindre trace de son existence. Bolga s'était également évaporée, renvoyée dans les abysses d'où elle fut appelée jadis par le désespoir d'une femme. Il ne resta rien que le silence amer de la victoire.
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