Les secrets
— Stop.
Coline plaqua ses doigts fins et gantés contre le torse du criminel. Tapis dans l'ombre, ils laissèrent passer une patrouille bruyante avant de reprendre leur marche discrète. Ajay n'en revenait pas de s'être si facilement éloigné des murs de la prison. Tout le monde disait que les habitués des pénitenciers n’avaient aucun mal à atteindre le désert ; pourtant, le criminel n’y croyait pas, essayant de garder le peu d'estime qu'il possédait encore à l'égard du Pouvoir. C'était peine perdue. Comment pouvait-on imaginer que les officiels misaient leur crédibilité uniquement sur l’efficacité meurtrière des cendres ? Le pire : ils ne se trompaient pas ; personne n’avait réussi à sortir du désert indemne. Personne.
— J'espère que t'es venue avec deux chevaux. Si t'en as qu'un, je retourne dans ma cellule. Je préfère crever ici que dans le désert, grommela-t-il lâche devant la mort lente qu’on lui promettait.
Ajay frissonna sous le regard que la jeune femme lui lança. En vérité, il ne sut pas ce qu’il devait y lire. Elle semblait l’accuser d’une intelligence limitée ou d’une logique défaillante. Pourtant, de sa propre opinion, il ne disait rien d’idiot. Un seul cheval ne survivrait jamais à la chaleur du désert s’il devait les porter tous les deux et le criminel ne marcherait certainement pas sur les cendres.
— Personne n'a parlé d'un cheval, rétorqua Coline avec beaucoup de sérieux.
Ajay ne savait pas ce qu’il devait en conclure et aurait volontiers regagné sa cellule, résigné à attendre une meilleure solution, si sa sauveuse ne lui avait pas agrippé le bras pour l'entraîner en avant avec plus de force qu’il n’aurait pu l’imaginer. Soudain, il se sentait incapable de se réjouir d’une liberté qu’il subissait amèrement, traîné de force par un cow-boy fou venu sans cheval.
Puisqu’elle avait réussi une première traversée du désert, le prisonnier supposa qu’elle devait posséder une monture. Ne lui restait plus qu’à s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une vieille carne qui passerait les deux prochaines heures à boiter avant de s’effondrer et Ajay pourrait tenter de faire faux bond à la demoiselle. Après tout, s’il réussissait, il ne serait plus question de deux chevaux.
Résolu, le criminel avisa le pistolet accroché à la cuisse de sa sauveuse. Il supposa que le bruit de l'arme ne réveillerait pas les gardes assez tôt pour l'empêcher de fuir et prit sa décision. Du moins était-elle prise avant qu’il ne découvre la monture du cow-boy.
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Ils stoppèrent leur fuite à quelques mètres de la prison. Remarquant un rocher plat, Ajay fit tomber la vieille branche posée sur le dessus et s’y assit. Au regard mauvais que lui lança Coline, il comprit ce qu’un bout de bois faisait là où aucun arbre ne vivait : elle avait dû l’y placer elle-même comme point de repère. D’ailleurs, elle ne tarda pas à sonder les ombres de ses beaux yeux gris et émettre un sifflement discret derrière son bandana. Les bras croisés sous sa poitrine, la jeune femme attendit de discerner un bruit de pas lourds avant d’avancer à son tour.
Le criminel sauta à terre et se faufila derrière sa sauveuse. L’heure de vérité était arrivée ; il se tenait prêt à bondir sur le pistolet de Coline et lui voler sa monture. Une vague sensation de stress montait en lui à mesure que l’animal approchait. Dans l’obscurité de la nuit, la bête mit un certain temps avant qu’ils ne puissent l’apercevoir clairement ; avec son cou allongé, son dos bossu et ses hautes pattes fines, il n’y avait aucun doute possible :
— Un dromadaire ! s’écria Ajay sous le choc.
— Oui… et non. Un Turkoman pour être plus précis. Un hybride, quoi, répondit-elle avec fierté tout en se délectant de la surprise du criminel.
— Il n’en reste qu’une dizaine au monde ; ils valent une fortune ! Comment t’as fait ?
— C'est pas n'importe lequel d’entre eux, se justifia-t-elle sans répondre tout à fait à la question. Regarde sur sa tête.
Curieux, Ajay s'approcha de l'animal qui le fixait d'un mauvais œil, selon lui. Il ne faisait pas le fier face au dromadaire ou Turkoman ou qu’importait son nom. Pratiquement personne ne pouvait se vanter d'en avoir approché un de si près et encore moins d’avoir pu toucher la fourrure beige. Ceux qui avaient le privilège de les monter étaient aussi peu nombreux que l'animal lui-même. Néanmoins, le criminel n’arrivait pas se résoudre à poser ses doigts sur le pelage touffu. La bête dégageait quelque chose de mauvais. S'il approchait la main, il ne croyait pas pouvoir la récupérer indemne et se contenta donc de regarder à bonne distance. Il dut plisser les yeux pour être sûr de ce qu’il aperçut mais ne fut pas déçu par sa découverte : une longue cicatrice courait sur le museau de l'animal, lui donnant un air encore plus féroce.
— C'est… C'est celui d'Ali le Balafré ?! hoqueta-t-il, sidéré.
— Oui ! Enfin, non. C'était le sien. Il faisait partie de sa prime de capture, déclara Coline la voix gonflée d'orgueil.
— T'as livré Ali au Pouvoir ?!
— J'avais besoin d'une bonne monture.
— Pu-… Mais t'es qui bordel ?!
— Moi ? T'as qu'à dire que je suis ton héroïne masquée venue te libérer du vilain Pouvoir.
— Sérieux… ? se plaignit-il trop choqué pour apprécier qu’elle se moque de lui.
— Bon, si tu préfères : je m'appelle Coline, se résigna-t-elle finalement, presque boudeuse.
— Ajay.
— Je sais.
Le clin d’œil qu’elle lui offrit ne le rassura pas le moins du monde. Il n’arrivait pas à croire qu’il se tenait à moins de deux mètres d’une femme capable de capturer le pire criminel de ce pays. Ali était suivi d’innombrables pantins qui ne le laisseraient pas entre les murs d’une prison. Le Balafré allait s’évader et reviendrait se venger. Qui était-elle pour vivre sans avoir peur d’une telle vérité ? Ajay en avait des frissons rien que d’y penser.
— Tu ferais mieux de te bouger, déclara Coline en fouillant dans les sacs que portaient le dromadaire. Ton évasion sera bientôt remarquée ; on doit filer. Tiens, enlève tes vêtements et mets ceux-là. Y’a marqué taulard sur ton front et ces chemises ont été choisies parce qu’elles n’offrent aucune protection dans le désert. Si tu veux arriver au bout en vie, change-toi.
Le cow-boy lui lança une paire de bottes, un pantalon et une veste, tous en cuir ; ainsi qu'un foulard et une chemise ; le tout, tout en nuances de gris. Il devait bien avouer qu’elle ne laissait rien au hasard ; ce qui ne le consolait guère. Ajay restait persuadé qu’elle lui cachait quelque chose. Les motivations de cette évasion, par exemple. Le criminel s’amusait de la plaisanterie amoureuse mais l’amour n’achetait pas tous ces vêtements ; seule la richesse le permettait. Où avait-elle pu trouver une telle fortune et pourquoi la dépenser pour lui ? Cela n'avait aucun sens. Pas dans un monde où l'argent régnait en maître.
Incapable de deviner ses motivations, il préféra laisser ses réflexions de côté pour le moment. Coline était un mystère qu’il redoutait de résoudre. Un frisson désagréable courant le long de son dos, Ajay ramassa les vêtements et commença à s'éloigner vers l'ombre de la falaise. Il n’eut pas le temps de faire deux pas que sa sauveuse lui agrippait le bras et le tirait en arrière. Ses yeux gris débordaient d’un mélange d’impatience et d’incompréhension qui laissa le criminel perplexe.
— Tu vas où ? On a pas le temps, Ajay. Dépêche-toi de te changer. Ici, insista-t-elle agacée par la pudeur du prisonnier.
— Tu vas pas te retourner ? couina-t-il presque suppliant.
— Non.
Le criminel resta quelques secondes bouche bée, choqué sans comprendre lui-même ce qui le dérangeait tant. Puis il déglutit péniblement et se retourna. De toute sa vie, il ne se rappelait pas s'être un jour senti autant en danger au moment de se déshabiller sous les beaux yeux d’une dame.
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