L'art d'avoir un grand-père
Je m'appelle Hugo. Aujourd'hui, je suis papa pour la première fois. Ma femme se repose, notre bébé dans les bras. En les regardant dormir, des bouffées de tendresse m'envahissent. Mes parents sont passés tout à l'heure, mes beaux-parents aussi. Ensuite, il y a eu la cohorte des amis, des relations, un ballet incessant, épuisant. Il est tard. Le soleil s'est couché. La pénombre s'installe dans cette petite chambre qui abrite notre jeune famille et ses émois.
D'un geste las, je retire les lunettes du bout de mon nez. Je frotte mes yeux qui piquent d'avoir un peu pleuré. Mes pensées vagabondent avec nostalgie sur le terrain de mon enfance, en friche depuis longtemps. Une petite voix murmure mais je ne l'entends pas. J'étends mes longues jambes comme je peux, je voudrais me reposer, l'endroit ne s'y prête pas.
Je regarde mon fils, mon Thibault. Et la voix de reprendre en plus fort cette fois : "La prière est la porte et l'amour est la clé" (V. Hugo). Je sursaute. Mamie... Cela fait des années que je n'ai pas pensé à toi. Ton souvenir revient, avec lui, celui de papi. Je ne sais pas prier ou bien j'ai oublié. Comment faire pour vous retrouver, si je n'ai pas la clé ?
Je cogite quelques pensées confuses où se mêlent souvenirs et nostalgie passés. Tout est embrouillé, déformé, sans doute sublimé... Seul l'amour profond et sincère reste comme un cadeau gravé... La pièce est dans le noir. Ma femme et mon fils dorment bien. Remontent alors de ma mémoire, les silhouettes aimées et oubliées.
Les ombres se déplacent, je rêve, vous êtes à mes côtés. Tout se remet en place. Tout est comme il faut. Je vous vois vous pencher sur mon petit Thibault. Votre sourire est grand. Mon coeur a fait un bond. Soudain, l'image s'éfface. Je redresse ma carcasse. Il faudra que je parle à mon fils de papi, de mamie. Pour créer un lien et transmettre ce souffle d'éternité. A son tour, il pourra le faire sien, s'il le souhaite et le donner encore. Je m'endors.
D'aussi loin que remontent mes souvenirs, mon grand-père était une force de la nature. Bien bâti, il respirait la santé. Il était en excellente condition physique. Un être simple et droit qui se plaisait à vous élever avec calme et bon sens. Envers et contre tout, il était là. Solide comme un roc, affrontant les écueils de la vie avec philosophie, il menait sans tapage, une existence qui le rendait heureux.
Adulte à présent, je me rends compte qu'avec ma grand-mère, ils formaient un tout. Bizarre, comme expression, pourtant la plus appropriée pour décrire l'état fusionnel qui les unissait. D'aucun aurait cherché à conquérir la fortune et les honneurs, lui se contentait de ce qu'il possédait.
Il avait un toit, un travail, de quoi se nourrir et se vêtir, une famille à chérir. Il avait la joie et la plénitude de découvrir chaque matin, un jour nouveau pour aimer et être aimé. Quand on lui demandait ce qu'il désirait de plus, il répondait qu'il souhaitait que cela dure toujours.
Petit, j'étais persuadé que rien ne pourrait jamais nous atteindre. Les années se déroulaient tranquilles, heureuses. Nul doute que certaines turbulences ont parfois fait tanguer le navire, mais il tenait bon. Le gouvernail de leur amour était solide.
Ma venue au monde était le couronnement de tout ce qu'ils étaient, ensemble ou séparés. Ils m'ont choyé et protégé. Ils m'ont accompagné dans le dur apprentissage de la vie. Mes souvenirs ne peuvent se concevoir sans la formidable énergie qu'ils dégageaient, qu'ils me transmettaient avec pudeur et retenue.
Avec les années, leurs cheveux avaient blanchi mais la force de leur amour était telle qu'autrefois. Je dirais même plus, démultipliée. Le temps avait passé sans qu'ils s'en rendirent compte. A se regarder dans les yeux tous les matins en souriant, ils ne voyaient que le moment présent. Je me faisais la réflexion que jamais rien ne pourraient les atteindre.
Quand ma mère a fondé sa propre famille, ils étaient là, fidèles et aimants. Grand-père, avec son éternel sourire, son discret regard qui en disait long, grand-mère plus démonstrative en bien comme en mal. Elle avait ce je ne sais quoi qui vous faisait penser qu'elle savait ce qui allait arriver.
Un soir de décembre, peu avant l'arrivée de l'hiver, maman ressentit quelque chose remuer en elle. La stupeur la figea sur place. Elle monta les escaliers qui menaient à sa chambre. Le grand miroir lui renvoya l'image d'une jeune femme, fatiguée aux traits tirés. Ses longs cheveux noirs lissés et regroupés en une queue de cheval, accentuaient l'aspect sévère de son visage. Pourtant, au-delà de cette vision qui ne lui rendait pas justice, il y avait une différence.
Elle se mit de profil et constata qu'elle avait grossi. Ses yeux étaient lumineux, brillants d'un secret que seul son corps possédait. Un vertige la saisit, elle dût s'asseoir. La certitude lui vint que, dans son ventre, un petit être grandissait. Comme des millions de femmes avant elle, elle savait sans se tromper, qu'elle allait connaître les mystères de l'enfantement.
Des millénaires à perpétuer le cycle de la vie, cette magie puissante qui par son pouvoir créateur rendait possible, l'impossible. Pour la première fois, se sentant épanouie, elle comprit sa mère.
Je suis né. Petit Hugo, pareil à un faon, recroquevillé. Je suis devenu son amour, la lumière de sa vie. Le printemps de la mienne se déclinait en barboteuse. Entre cris affamés et sommeil tremblottant, je soupirais d'aise dans les bras accueillants de mon grand-père. je me lovais alors en position fétale et dormais en sécurité.
Il n'était pas peu fier, mon grand-père. Il regardait cet être fragile (parfaite miniature des générations anciennes). Mes menottes si petites, mon corps minuscule qui tenait dans sa paume ouverte. Une larme de pur bonheur roula sur sa joue lorsque d'un mouvement lent il consentit à passer son petit-fils à sa femme chérie.
Chose extraordinaire, quand d'un mouvement brusque il envoya une tape dans le dos de mon père, il semble que j'ai ouvert les yeux et que j'ai souri... Une nouvelle génération était en marche, prête à relever les défis de demain. Il fallait, sans contrainte, ni condition, me guider en me rappelant qu'il y en avait eu bien d'autres avant moi. Son père, le père de son père, sa mère, le père de sa mère et ainsi de suite...
Ma grand-mère nous regardait tous, d'un seul coup elle récita son poète préféré (Monsieur Hugo), l'émotion dans la voix :
Prenez garde à ce petit être ;
Il est bien grand, il contient Dieu.
Les enfants sont, avant de naître,
Des lumières dans le ciel bleu.
Ce fut là le début d'une histoire extraordinaire : la connivence de deux êtres, dont les aventures pleines de paroles, à l'intrigue toujours renouvelée, contribuaient à les rendre inséparables. L'exubérance de la jeunesse et l'expérience des plus âgés unies pour cimenter l'apprentissage utile et le besoin de rêver. Pas de technologie, mais de l'ingéniosité, un cerveau bien tourné et voilà les complices prêts à se liguer. Grand-père devint papy, confident et soutien. Grand-mère fut baptisée mamie, cuisinière de génie, mystérieuse et sévère comme le serait une fée.
J'étais heureux. Une famille m'aimait. J'en ai bien profité le temps que cela a duré.
Je me suis endormi. Tout est comme il se doit.
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