Chapitre 2 : Murmure
La cliente, de taille moyenne, portait un long manteau bleu nuit muni d’une capuche suffisamment large pour garder son visage dans l’ombre. Le vêtement était d’aspect soyeux, chaud et confortable, animé d’un léger scintillement à chacun de ses mouvements : une pièce qui devait valoir une fortune. Elle approcha du comptoir d’un pas élégant et souleva sa capuche. Elle était jeune, quoique plus âgée qu’Aaron. Un peu moins de la trentaine, probablement. Des traits délicats, les pommettes hautes, de longs cheveux châtains, le front dégagé.
— Bonjour, dit-elle d’une voix claire après s’être arrêtée à côté du jeune homme.
Au vu de la facture de son manteau, elle appartenait à la bourgeoisie ou à l’aristocratie kelcienne. Elle ne devait pas souvent se rendre dans des quartiers aussi populaires.
— Bonjour madame, répondit Maggie avec son plus large sourire et un clin d’œil à Aaron. Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis à la recherche de la poudre d’onirium que j’ai trouvée chez vous à plusieurs reprises. La dernière fois, vous étiez en rupture de stock, mais j’espérais…
En disant cela, le volume de sa voix avait sensiblement baissé, comme si elle redoutait d’être entendue. Maggie ne sembla pas le remarquer et répondit d’un ton enjoué.
— Eh bien, ma chère, vous tombez bien ! Aaron que voici vient de m’en apporter !
La jeune femme releva la tête et son visage s’éclaira.
— C’est vrai ? s’exclama-t-elle. Oh, vous venez d’embellir ma journée, vous ne savez pas à quel point !
Elle se tourna vers Aaron, prit ses mains dans les siennes et le dévisagea. Les yeux de la jeune femme étaient noisette, pailletés de vert, son sourire éclatant. Mais ses mains étaient froides, et le contact fit remonter un frisson le long de la colonne vertébrale du jeune homme. Il resta interdit, comme si son cerveau avait cessé de fonctionner. Son esprit fut soudain inondé d’une grande clarté.
La jeune femme a disparu, remplacée par une sphère éblouissante. Il se sent attiré vers le lointain, par une force incommensurable, irrésistible. La boule de lumière qu’est la cliente se met à glisser à ses côtés, doucement d’abord, puis de plus en plus vite. La vision d’Aaron se brouille, se perd dans un tourbillon de blancheur. Après quelques secondes, le mouvement cesse. Devant le jeune homme se trouve une autre sphère, large, majestueuse, aveuglante, parcourue d’éclairs noirs intermittents. Plusieurs ombres sphériques sont attirées jusqu’à l’immense nuée blanche et disparaissent. Il entend une voix triste s’élever, provenant de l’intérieur du grand halo.
— Adieu.
Puis la gigantesque boule lumineuse se disperse en milliards d’éclats.
Aaron était face à la jeune femme, dans la boutique de Maggie. Elle lui tenait les mains, le regardant avec un sourire. Il semblait que rien n’avait changé. Pourtant, quelque chose de très étrange était advenu. Cette vision lumineuse ressemblait un peu à ce qu’il ressentait lorsqu’il inspirait la vapeur ocre. Sauf que le temps s’était arrêté et qu’il ne ressentait ni vertige ni envie de vomir. La jeune femme lui lâcha les mains et s’effondra. Aaron eut à peine le temps de la rattraper avant qu’elle ne heurte le comptoir. Maggie poussa un cri de surprise. Aaron échangea un regard désemparé avec l’épicière, l’implorant en silence de lui dire quoi faire, puis tout se mit à tourner trop vite.
Lorsqu’Aaron ouvrit timidement les yeux, la première chose qu’il vit fut le plafond de l’épicerie. Après un premier clignement, le visage joufflu de Maggie s’interposa devant le chiche luminaire. Tandis que le flou de sa vision se dissipait peu à peu, Aaron essaya de se redresser. Ses abdominaux refusèrent de fonctionner. Il ne pouvait bouger les bras, ni même plier un doigt, sans que cela lui soit insupportable. Tout son corps était endolori de courbatures. Au moins pouvait-il cligner des yeux, et lancer vers Maggie un regard implorant.
— Bon retour parmi nous ! lança-t-elle.
Elle enchaîna assez vite, supposant qu’Aaron souhaitait des explications.
— Bon, je sais pas trop ce qui a pu se passer. Elle t’a pris par les mains, et une seconde après, vous vous êtes évanouis tous les deux. Elle s’est réveillée avant toi, par contre, et m’a dit que tout allait bien et que c’était normal. Mais elle avait l’air toute retournée donc j’ai quand même du mal à la croire. Enfin ! Au moins, elle pouvait bouger ! Elle est à la cuisine, dans l’arrière-boutique, et te prépare une infusion d’achillée qui t’aidera à te remettre, d’après elle. Bon sang ! Je crois que je n’avais jamais eu aussi peur. La façon dont vous êtes tombés net, là, tous les deux ! J’ai cru que vous étiez morts. Me refais jamais ça, mon petit Aaron ! Jamais !
Aaron ne put qu’agiter les paupières pour la rassurer.
Il sentit le sol vibrer légèrement, et quelqu’un s’approcher de côté. Par réflexe, il tourna la tête... Un cri de douleur franchit la barrière de ses lèvres. La cliente s’agenouilla à côté de Maggie et se pencha au-dessus de lui, ses lèvres pincées en une grimace inquiète. Ses cheveux, qui retombaient en cascade de part et d’autre de son visage, chatouillèrent le front d’Aaron tandis qu’elle lui soulevait doucement la tête pour lui permettre de boire. La décoction contenue dans le bol avait un goût très amer, mais la douce chaleur du breuvage le fit se sentir tout de suite mieux. La jeune femme laissa ensuite la tête d’Aaron redescendre jusqu’au sol, et déclara, d’une voix suave :
— Détends toi, l’achillée mettra quelques minutes à agir. La jeune femme eut un sourire compatissant, puis se pencha sur lui et lui chuchota quelque chose. Ce souffle chaleureux mêlé à la senteur citronnée de son parfum fit courir un nouveau frisson le long de l’échine d’Aaron. Le murmure s’imprima dans sa mémoire : « Viens à la résidence Valerian quand tu seras remis, nous devons discuter ».
La jeune femme se redressa et s’éloigna de quelques pas pour conclure l’achat d’onirium avec Maggie. Elle la pria de l’excuser pour le dérangement occasionné ; l’épicière accepta de bon cœur au vu du résultat de la vente. Puis la jeune femme prit congé. Juste avant de franchir le seuil, elle lança un dernier regard vers Aaron, sourit, et disparut.
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