Chapitre 3 : Incendie
— Phan, pourrais-tu aller chercher ton frère ? Nous allons bientôt souper.
— Mais mam’...
— S’il te plaît.
Phan écrasa un poing rageur contre le mur puis fit un signe au domestique chargé de l’assurer, qui la fit doucement glisser jusqu’au sol.
— D’accord, d’accord, j’y vais, annonça-t-elle à sa mère.
— Merci beaucoup, répondit celle-ci avant de s’éloigner.
Phan retira son baudrier, s’excusa auprès de l’homme, le remercia de bien vouloir ranger pour elle, et sortit de la salle d’escalade. Elle descendit quatre à quatre les marches menant dans la cour intérieure, traversa la pelouse au pas de course et franchit la majestueuse porte d’entrée du palais royal du Taagan.
Elle fulminait. Mao avait neuf ans et inventait chaque jour une nouvelle astuce pour disparaître à l’heure du repas. Impossible de lui faire entendre raison. Quotidiennement, elle partait à sa recherche dans le palais ou sur l’étendue boisée de la propriété. Sa mère la reine, de constitution fragile et atteinte d’une maladie inconnue, était forcée de garder le lit une grande partie de la journée, ne sortant de sa chambre qu’en de très rares occasions. Son père, loin au sud, menait les armées du Taagan contre le royaume de Mancia. Phan, dix-neuf ans, était épuisée. En plus de ses études à l’université, elle gérait les affaires du palais délaissées par sa mère, devait apporter du confort à celle-ci, chaque jour plus faible, et garder un œil sur son petit frère turbulent. Elle menait ces combats de front malgré le lourd tribut mental et physique versé sur l’autel de son choix. L’escalade était pour elle un moyen de s’aérer l’esprit, d’oublier un moment les soucis. L’escapade de son frère ce soir-là fut la goutte d’eau qui fit déborder la coupe de sa patience. Elle allait le gronder si fort que cela lui mettrait un peu de plomb dans la cervelle. S’il le fallait, elle l’enfermerait à double tour dans sa chambre le lendemain et n’ouvrirait que pour laisser entrer son tuteur.
Elle parcourut en tous sens la propriété, cria le prénom de son petit frère, questionna gardes et jardiniers. Aucune trace de Mao. Phan se rendit à l’écurie et fit seller Havoc. L’enfourchant, elle glissa au valet :
— Je vais faire un tour. Si vous voyez Mao, amenez-le à la reine et dites-lui que je serai bientôt de retour.
Elle talonna son cheval, plongeant de la colline où se trouvait le palais vers la cité d’Olma. Le chemin était désert, le soleil déjà couchant. Phan traversa la forêt qui ceignait la colline, criant à tue-tête le nom de Mao. Toujours rien.
— Il n’est quand même pas allé jusqu’à la ville ? se demanda-t-elle à haute voix.
Lorsqu’elle atteignit la capitale, aucun garde n'était visible. Un silence attentif régnait. Elle mit Havoc au pas et s’approcha des portes béantes.
— Il y a quelqu’un ? s’enquit-elle.
— Phan ? répondit une voix timide provenant de l’autre côté du mur d’enceinte.
— Mao ! Où es-tu ? Montre-toi ! C’est l’heure du repas.
Le petit bonhomme apparut entre les lourds battants de bois et fit quelques pas hésitants, comme s’il craignait une punition. Phan, soulagée de le voir sain et sauf, sourit gentiment et lui fit signe d’approcher. Il obtempéra, lentement d'abord, puis éclata en sanglots et courut se réfugier près d’Havoc dont il étreignit la patte comme s’il n’avait rien de plus cher au monde. Phan se réjouit intérieurement. Elle n’aurait peut-être pas besoin de l’enfermer, finalement. Mao, terrorisé par l'escapade, n'aurait probablement plus envie de renouveler une telle idiotie.
Un crépitement assourdissant retentit et une lueur s’éleva de la cité. Phan sursauta et Mao redoubla de pleurs. Le halo rouge s’intensifia : un feu s’était déclaré en ville. Trois hommes surgirent par la porte, de longues épées au côté, et approchèrent, l'air peu amène.
— Que voulez vous ? lança Phan.
Ils tirèrent leurs armes et s’élancèrent vers Havoc sans répondre. Phan eut un instant d’abrutissement. Les armoiries brodées sur leur tunique... Mancia ! Son estomac se tordit. Elle resta interdite, figée. Alors, une incroyable décharge d’énergie la traversa, et son instinct prit le dessus. Elle se pencha, attrapa son frère par les aisselles, le hissa en selle et lança Havoc au galop... en direction des trois hommes. Ceux-ci eurent un mouvement de recul. Le destrier passa au milieu d’eux, les renversa comme un jeu de quilles, puis prit la direction du palais.
Mao pleura toute l’ascension durant. Phan resta concentrée sur les rênes de sa monture, la poussant encore et toujours afin de mettre de la distance entre eux et le danger. La jeune fille réfléchissait furieusement. Des hommes de Mancia ? À Olma, la capitale du Taagan ? Impossible. La guerre avait lieu à plus de cinq cents kilomètres au sud. Que faisaient-ils là ? Une équipe d’assassins envoyés pour semer le trouble ? Un régiment infiltré ? Qui étaient-ils ? Avaient-ils provoqué l’incendie ? Probablement. Tué les gardes ? Vraisemblable aussi. Mais quel était leur but ? Une idée la frappa. L’ennemi venait s’en prendre à la famille royale, pour contraindre le roi à la reddition.
Havoc était près d’atteindre la propriété royale lorsqu’il trébucha. Les cavaliers catapultés vers l’avant atterrirent rudement sur la caillasse de la route. Jurant, Phan se releva et examina ses avant-bras écorchés. Cela lui faisait un mal de chien. Son petit frère hurlait.
— Ça suffit ! cria Phan, excédée. Arrête de pleurer !
Mao regarda sa sœur d’un air abasourdi et ses sanglots cessèrent. Il renifla.
— Je sais que ça fait mal, mais t’es un grand garçon maintenant. Arrête de pleurnicher. Il faut qu’on arrive à la maison et qu’on prévienne mam’ !
Un hennissement plaintif retentit. La jeune fille et son frère se tournèrent vers Havoc, couché sur le côté. Ils découvrirent une large entaille sur son flanc. Le sang en coulait à flots, formant déjà une petite mare sur la route. Plus bas sur la route, témoin de leur cavalcade, s'étalait une longue trace rouge. Le cheval avait dû être touché par l’épée d’un soldat mancien. Les yeux voilés de souffrance et les naseaux dilatés en quête d'air, il était parcouru de tremblements d’agonie. Phan posa une main sur la tête du destrier. Après un dernier sursaut, Havoc expira. Mao se remit à pleurer. La jeune fille s’approcha de son frère, les genoux dans la poussière, et le serra contre elle. Son regard s'égara en contrebas, vers Olma en proie aux flammes.
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