Chapitre 11 : Calme

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 La phrase du chef à propos des deux nourritures l’avait mis sur la voie. L’Air, Source primordiale du mouvement, était reconnu depuis longtemps comme nécessaire à la vie du Feu, Source primordiale de puissance. Si le bois était la nourriture corporelle du Feu, alors l’Air en alimentait indéniablement l’esprit. Son Maître avait postulé que le salpêtre brûlait grâce à l’air environnant. Mais le salpêtre était une nourriture spirituelle du feu, au même titre que l’air. Robb l’avait prouvé la veille. Dans la deuxième expérience, la combustion avait duré plus longtemps, et le bois s’était intégralement consumé, pour une quantité d’air disponible identique à celle de l’essai sans salpêtre. Si ce dernier avait été sa nourriture corporelle, le feu aurait dû s’éteindre au même instant dans les deux expériences. Sans utiliser la cloche de verre, son Maître ne pouvait s’en rendre compte... Cependant, malgré sa découverte, Robb ne voyait pas en quoi elle faisait avancer la recherche sur l’arme de la bataille des Quatre Portes.

 Le Disciple avait été occupé toute la journée par des corvées diverses, y compris être une fois encore spectateur des tentatives infructueuses de son Maître. Aurea Barton. Malgré ses échecs, elle n’abandonnait pas. C’était sa principale qualité, et le Disciple trouvait presque son acharnement admirable. Peut être arriverait elle à quelque chose, à force de persévérance... En tout cas, elle n’avait apparemment pas remarqué ses manigances nocturnes de la veille. Si elle l’avait su, elle l'aurait probablement gavé de remontrances hurlantes et empêché de continuer à assister à son travail. De son côté, il n’avait absolument pas eu le temps de réfléchir au phénomène de l’eau montant dans la bassine. Lorsqu’il eut enfin le loisir de s’en préoccuper, la nuit était tombée depuis plusieurs heures, et il se tenait comme la veille devant la cheminée, alors que les braises achevaient de rougeoyer. Après qu’Aurea Barton fut allée se coucher, il avait à nouveau réalisé quelques expériences pour essayer de tirer profit de ses nouvelles connaissances de l’alchimie du feu. Ainsi, Robb avait essayé de varier les doses et constaté une combustion plus vive lorsque la quantité de salpêtre augmentait. La substance n’était pas semblable à l’air en tous points. À une certaine proportion, elle avait un effet amplificateur. Insuffisant, cependant, pour déclencher une avalanche. Robb sentait qu’il était sur le bon chemin, mais il manquait un élément pour transformer le feu en quelque chose de plus puissant.

 Pour s’aérer l’esprit, le jeune homme avait un rituel. Il quitta la tanière des alchimistes, remonta les couloirs de la forteresse, et gravit un grand nombre de marches jusqu'au chemin de ronde. Dans l’obscurité nocturne, il passait inaperçu. La lune et les étoiles diffusaient une pâle lumière, avalée par le basalte noir des murs. Le long du rempart, les torches luisaient faiblement. Le Disciple tira de l’une de ses poches une pipe en bois, emplit le foyer de tabac et utilisa la flamme d’une torche pour l'allumer. Il se pencha en avant, les coudes sur la pierre du rempart, aspira une bouffée, expira, observa avec délectation les volutes de fumée danser au dessus de la mer. Silence de la nuit, clapotis des vagues et légère brise iodée. Robb adorait cet endroit. Le lieu l'emplissait de sérénité. Ici, il parvenait à ne plus réfléchir, son esprit embrassait la tranquillité environnante.

 Un brin de tabac incandescent jaillit du foyer de la pipe et virevolta un instant dans l’air tandis que le souffle marin le poussait vers la torche. La brindille s’approcha, telle un papillon d’une bougie. Les flammes la léchèrent, l'engloutirent presque. Elle fut projetée vers les étoiles, encore rougeoyante, comme poussée par la fumée vers le ciel. Là, elle plana, admirant l’étendue d’eau en contrebas, puis s’éteignit, et, après une hésitation, redescendit vers le sol et disparut dans les ténèbres.

 Robb remarqua à peine le ballet aérien, absorbé par les fluides esquisses de fumée, mais son cerveau enregistra ce détail anodin. Il se mit machinalement à penser à l’énigme de l’eau. Pourquoi son niveau montait il ? Le feu ne produisait pas d’eau. Quelque chose attirait donc l'eau vers le haut. Mais quoi ? Le Disciple repensa à la première expérience témoin, dans laquelle il n’avait pas fait intervenir le salpêtre. Le feu s’était nourri du bois et de l’air de la cloche. Il fut saisi d’un frisson. L’air avait été dévoré par le feu. Il avait quitté l’espace de la cloche. Mais celui ci était toujours le même. Cette absence créait un déséquilibre, un... vide. Cet air disparu attirait l’eau. Les mains de Robb se mirent à trembler. Pourquoi alors l’eau n’avait elle pas envahi tout le dôme ? Il restait nécessairement quelque chose dans l’espace cloisonné. Mais le feu s’était éteint sans avoir consumé tout le bois ; il n’avait donc plus assez d’air pour vivre. Le Disciple, de stupeur, lâcha sa pipe sur le chemin de ronde. Elle frappa le sol avec un claquement sonore. Paralysé, il n’y prêta pas attention. Il venait de comprendre. La veille, il avait découvert que le salpêtre nourrissait les flammes de la même manière que l’air, mais il avait également brûlé le dogme alchimique au fond de son creuset. Sans le savoir, en l’espace de quelques instants, il avait surpassé toutes les générations d’alchimistes avant lui. Il tomba à genoux et se prit la tête entre les mains. Des siècles de tradition, d’études, d’expériences, d’enseignements... Les fondements de l’alchimie... La théorie des Sources et des Substances... Tout cela n’était plus. Il venait de briser les bases même du Grand Œuvre... Car il venait de montrer que l’Air ne méritait pas sa majuscule, qu’il n’était pas pur et indivisible, mais composé d’au moins deux éléments, dont l’un nourrissait le feu, et l’autre non. Il venait de devenir le maître de la Source primordiale du mouvement.

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