Chapitre 26 : Or
— Oui, l’empire est attaqué, répéta Aaron. Il faut peut-être prévenir quelqu’un, non ?
— Non, refusa Mira d’un ton catégorique. D’abord parce qu’on ne pourrait pas transmettre le message aux autorités sans dévoiler que nous pratiquons l’onirie, ce qui est strictement interdit...
Elle s’interrompit, les yeux levés au ciel, semblant se livrer à un rapide calcul.
— Ça peut aussi être une erreur, des manœuvres d’entraînement, ou autre chose. Et le message aurait dû nous parvenir dans la nuit d’hier. Si c’est vraiment une attaque, elle a déjà eu lieu, vu la durée de la traversée. Il y a des postes de surveillance le long de la côte, et un système de communication par pigeon voyageur. Si attaque il y a eu, l’empereur est au courant, ou le sera très bientôt.
Mira resta un moment coite, laissant à Aaron le temps d’assimiler ses paroles. Il hocha la tête, acceptant sa conclusion, puis se glissa hors du lit où il était toujours allongé. Il fut soulagé de constater qu’il ne chancelait pas, une fois debout. La jeune femme assise dans son fauteuil le jaugea d’un regard interrogatif.
— Je vais y aller, indiqua le jeune homme. C’était vraiment une expérience très intéressante, et j’ai hâte de recommencer. Mais j’ai une faim de loup, je vais aller manger un morceau en ville.
— Tu peux rester déjeuner ici, si tu le souhaites, proposa Mira.
— C’est gentil, mais j’ai aussi quelques courses à faire.
Il sentit bien au visage dubitatif de la jeune femme que son excuse ne prenait pas entièrement. Il n’avait évidemment aucun programme, mais voulait laisser son hôtesse se reposer après avoir veillé sur lui.
— Dans ce cas, bonne journée, dit-elle en lui tendant une main agitée d’un léger tremblement.
Il la serra doucement, puis se prépara à prendre congé. Avant de quitter la pièce, il se retourna.
— Quand est-ce que je peux revenir ? demanda-t-il.
— Dans l’après-midi, je pense que je serai en meilleure forme, répondit la jeune femme avec un mince sourire, consciente qu’il s’était rendu compte de son état d’extrême faiblesse.
— À bientôt alors, fit-il.
Le parvis du palais impérial fourmillait de gens aux tenues bariolées. L’ensemble bruissait à la manière d’un essaim d’abeilles. Les gardes, l’allure martiale, engoncés dans leur armure resplendissante, presque dissimulés derrière leurs longs boucliers d’or, surveillaient la scène du coin de l’œil, immobiles et silencieux. Çà-et-là, des marchands avaient étalé au sol des couvertures sur lesquelles était disposée leur camelote, dans l’espoir de transactions juteuses. Quelques mendiants se tenaient non loin des étals improvisés, à l’affût des acheteurs potentiels. Un cercle de badauds s’était formé autour d’un jongleur coiffé d’un chapeau improbable, dont le numéro consistait à tenter de faire rattraper différents objets à un singe minuscule. Celui ci poussait des petits cris stridents en évitant les objets lancés par son maître ; son masque de panique faisait hurler de rire la foule. Un vendeur de fruits, à une cinquantaine de mètres de l’attroupement, de l’autre côté de la place, braillait ses boniments, tentant désespérément de se faire entendre dans le brouhaha ambiant. Surplombant l’esplanade, la silhouette du palais impérial étendait son ombre rassurante. La grande bâtisse blanche, sa tour principale ornée d’une coupole en or, semblait observer d’un œil attentif la vie de la cité aux pieds des grandes colonnades de sa façade. Celle ci dessinait un arc de cercle concave autour du parvis, surmontée de dizaines de statues représentant les plus illustres empereurs de Kelcia. Sur la grande coupole flottait un étendard arborant fièrement l’emblème impérial, la grande flamme argentée sur fond noir barrée verticalement d’une épée sanguine. Aaron déboucha, un peu essoufflé, au sommet de la côte d’où l’empereur veillait sur sa population. La ville était bâtie sur une colline dominant la mer. La demeure Valerian flanquait l’est de la colline, tandis que le port où se trouvait la cabane d’Aaron était au sud, en contrebas. Le chemin le plus court pour relier les deux endroits était de monter jusqu’au palais impérial par le boulevard Arian, l’une des artères principales de la cité, puis de redescendre de l’autre côté vers le port par la Grande Avenue. L’architecture anarchique et sinueuse des petites rues des quartiers populaires du dessus du port empêchait de gagner du temps en coupant à travers la ville. Aaron s’approcha d’abord machinalement de l’attroupement qui entourait le saltimbanque. Perdu dans ses réflexions, il n’esquissa même pas un sourire lorsque le petit singe se mit à renvoyer les objets balancés par son maître qui mimait désormais à son tour la panique et poussait des hurlements grotesques. Le bruit l’empêchait de penser, et il finit par s’éloigner d’un pas traînant. Il se dirigea vers l’étal de fruits et inspecta quelques instants la marchandise avant d’acheter deux bananes. Il aurait eu envie de l’une des énormes pastèques vertes disposées là, brillantes sous le soleil, mais il n’avait pas assez de monnaie en poche. Dégustant le premier fruit avec appétit, il prit la direction de la Grande Avenue, qui le mènerait chez lui.
Le jeune homme sentit une petite tape sur son épaule.
— Aaron, mon petit ! Que fais-tu là ?
Le jeune homme reconnut immédiatement la voix chaleureuse de Maggie l’épicière.
— Maggie, comment vas-tu ? demanda-t-il, éludant la question.
— Eh ben, ça va bien. Les affaires ne vont pas fort, mais on espère des jours meilleurs, comme d’habitude. Encore merci, d’ailleurs, de m’avoir prévenue de ne plus vendre d’onirium. Enfin, finalement, tu étais le seul à m’en fournir, donc je n’ai pas eu trop de mal, fit-elle avant d’éclater de rire.
Ce son familier amena un sourire sur les lèvres d’Aaron.
— En parlant de ça, reprit l’épicière avec son entrain habituel. Tu ne m’as jamais dit d’où venait cette poudre...
— C’est vrai, mais je ne peux pas t’en parler. Tu sais ce que c’est, ajouta-t-il pour se donner un semblant d’excuse, un commerçant ne trahit jamais ses fournisseurs.
— Hahaha, rit Maggie en lui tapant sur l’épaule, tu as bien raison. Enfin, s’il a d’autres marchandises précieuses, tu sais où me trouver ! Légales, évidemment ! Bon, il faut que je me dépêche, j’ai rendez-vous au palais dans dix minutes. L’empereur a lancé un appel d’offre pour changer tous les rideaux du palais. Je vais lui proposer mon tissu. Tu imagines ? Ça représente des sommes colossales ! Et puis le prestige !
— Bonne chance alors.
— Oh, merci mon petit ! N’hésite pas à passer me voir un de ces jours. Tu aurais besoin de refaire ta garde robe, ajouta-t-elle en le scrutant des pieds à la tête avec un air faussement sévère avant de conclure son examen par un clin d’œil à son intention.
— Oui, bien sûr, avec plaisir !
— Et promets moi de voir avec ton fournisseur secret s’il n’a pas quelque chose pour moi.
— Je n’y manquerai pas, lui assura le jeune homme. À bientôt !
— À bientôt, mon petit Aaron !
Maggie s’éloigna au pas de course.
Un bruit de galop retentit alors qu’Aaron descendait lentement l’avenue vers le port, occupé à dévorer sa deuxième banane.
— Faites place ! Laissez-passer !
Aaron se jeta de côté et aperçut un cavalier vêtu d’une brigandine de cuir remonter la rue droit devant lui, sans prêter attention aux passants. Un vieillard qui se traînait sur la trajectoire de l’animal lancé à perdre haleine fut presque culbuté par la monture folle. Après le passage du cavalier, le flot des passants kelciens et des conversations reprit doucement possession de l’avenue, comme l’eau dans le sillon de poupe d’un navire. Haussant les épaules, le jeune homme continua son chemin.
De retour dans son habitation de fortune, Aaron soupira longuement. Après les dorures et le faste de la résidence Valerian, sa paillasse, ses bassines en fer forgé, la tôle rouillée du toit, tout lui semblait sale et abîmé, misérable et pathétique. C’était la fin de la matinée, et le soleil se voilait de cumulus cotonneux. Encore fatigué de son escapade onirique éprouvante, Aaron décida de faire une sieste avant de retourner vers la demeure Valerian en apprendre davantage. Allongé sur sa paillasse, son entrevue avec Maggie lui revint en mémoire. « Et promets-moi de voir avec ton fournisseur secret s’il n’a pas quelque chose pour moi. » Quelque chose ? Un léger remous troubla sa pensée. Depuis aussi longtemps qu’il s’en rappelait, il utilisait la poudre ocre héritée de ses parents pour créer de l’onirium. Pourquoi précisément de l’onirium et rien d’autre ? Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il pourrait peut-être « fabriquer » autre chose. Le parchemin qu’il avait trouvé avec le petit bocal de poudre mentionnait : « Mélangée à de l’eau frémissante, cette substance inhalée transformera ton rêve en réalité. ». Il devrait pouvoir faire n’importe quel rêve, non ? Pourquoi obtenait-il toujours de l’onirium ? Il se remémora la première fois qu’il avait osé utiliser la poudre. Il avait survécu jusque-là en volant sur les étalages du marché ou en grignotant des miettes à l’issue de la criée, mais ça le rendait malade. Au sens figuré, car il détestait ça, et bien souvent au sens propre. Au sortir d’une violente intoxication alimentaire due à de la viande faisandée, il n’avait plus eu la force d’aller chaparder de quoi se sustenter. Il mourait de faim, son estomac parcouru d’atroces spasmes, et s’était alors résolu à essayer d’utiliser la poudre. Il n’avait pas su quoi faire, une fois les vapeurs à l’odeur de soufre inhalées, mais s’était concentré sur les mots du parchemin, sur cette notion de rêve. Il avait cherché de toutes ses forces quel était son rêve, sans réussir à en définir un. Son rêve, avait-il fini par comprendre, c’était de s’affranchir des contraintes de sa lutte pour la survie et pouvoir enfin exister ; son véritable rêve n’était pas de se nourrir, mais d’avoir la liberté d’en avoir un. En constatant les effets qu’avait la poudre ocre sur lui, et mû par un instinct qu’il ne s’expliquait toujours pas, il avait plongé son bras dans l’eau bouillante. Saisi de surprise en ne ressentant aucune douleur, il avait fait de son mieux pour garder son esprit focalisé sur son rêve jusqu’à ce qu’il s’évanouisse sous l’effet du vertige. Maggie l’avait trouvé ainsi. Elle veillait sur lui, déjà à l’époque, malgré toutes ses tentatives de l’en dissuader. Il n’aimait pas voler, mais il appréciait encore moins inspirer de la pitié. Et même s’il savait que seule la bonté naturelle de l’épicière s’exprimait, il n’aimait pas ça. Ce jour-là, il fut bien obligé de la remercier. Elle lui avait encore sauvé la vie. L’épicière lui avait offert du pain pour qu’il retrouve quelques forces, et promis avec un air sceptique d’essayer de vendre cette poudre grise retrouvée dans sa gamelle. Quelques semaines plus tard, elle avait fait irruption dans sa cabane, un sourire jusqu’aux oreilles, et lui avait demandé si elle pouvait en obtenir à nouveau pour un client. Aaron se souvenait avoir eu un sourire gêné et lui avoir promis d’essayer, sans être lui-même bien convaincu. Mais ses doutes étaient infondés et son succès s’était renouvelé, tout comme son incompréhension du phénomène.
Mira venait tout juste de lui révéler les liens entre l’onirium et l’art des songes. Était-ce le fait de se concentrer uniquement sur son rêve qui avait entraîné l’apparition de cette substance au fond de la bassine la première fois ? Aaron se redressa, glissa la main dans sa paillasse et en tira le bocal abritant la poudre ocre. Celui-ci était encore rempli au sixième de sa contenance maximale. Il se leva ensuite et se précipita vers le foyer, où il disposa du bois sec et des lambeaux d’amadou sur lesquels il plaça sa marmite. Il attrapa son silex et le barreau d’acier et se mit fiévreusement à les entrechoquer afin de produire l’étincelle d’allumage. Une idée tournoyait furieusement dans son cerveau : et s’il pouvait vraiment transformer de l’eau en autre chose que de l’onirium ? La flamme surgit. Le jeune homme remplit la marmite à l’aide de ses bassines et attendit l’ébullition en trépignant. Puis il jeta à la surface frémissante une pincée de poudre et inspira à pleins poumons.
Aaron se releva dans le flou lumineux, les oreilles remplies du bourdonnement habituel. Il s’agenouilla à côté de la marmite. Il lui fallait penser à autre chose que de l’onirium, quelque chose de précieux, qui s’échangeait en toute légalité. De l’or ? Oui, pourquoi pas ? Il plongea son bras dans l’eau bouillante, se concentrant sur l’image d’une pièce dorée. Les fourmillements désagréables remontèrent le long de ses doigts, de sa main, puis de son avant-bras. Quand l’eau fut complètement évaporée, Aaron découvrit une fine poudre jaune scintillante au fond du récipient. Il écarquilla les yeux.
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