Chapitre 9 : Entrac
Le lendemain, les deux expéditions se mirent en route. Wuq, en compagnie de Previs et des deux marins, devait se rendre dans un premier temps à Entrac. Cette ville de garnison de peu d’importance surveillait la frontière entre le domaine de Panation Tonastar et l’empire Ocarian. Puis ils se rejoindraient Elmin, la quasi capitale du sud de l’empire Ocarian pour essayer d’en savoir plus. Ce n’était qu’une mission diplomatique destinée à tâter le terrain. Muy et Saalyn devaient les accompagner jusqu’à Elmin. Ensuite, elles remonteraient vers le nord pour découvrir ce que les espions avaient vu, mais n’avaient pas pu rapporter à leur maîtresse. La famille royale du Cairn, quant à elle, serait hébergée par Panation Tonastar aussi longtemps que nécessaire.
La traversée de Baltis s’effectua par transport gems. Six beaux gems amenèrent les voyageurs jusqu’à la sortie de la passe. Heureusement, cas sans cela, le trajet aurait pris des jours. Saalyn remarqua toutefois qu’ils volaient bas, prenant soin de ne pas dépasser la hauteur de la crête. Apparemment, ils se méfiaient de cet ennemi si mystérieux qui avait attaqué leurs frères. Et ils ne le sous-estimaient pas, ils envisageaient la possibilité que celui-ci puisse les espionner ici même, dans le domaine de Panation Tonastar.
Ils débouchèrent au fond d’une vallée qui s’ouvrait sur une riche prairie verdoyante, couverte par place de bosquets d’arbres, voire de petits bois. L’endroit était fortement irrigué par des rivières qui descendaient des montagnes pour se jeter dans l’Unster qui coulait à moins d’une centaine de longes vers l’est. Mais pour atteindre les plaines du Salirian, ils en avaient encore pour deux jours de voyage.
La ville d’Entrac se situait au cœur de la vallée. Autrefois, elle se trouvait sur un axe très fréquenté reliant l’empire Ocarian aux hauts royaumes stoltzt. La ville était alors prospère. Mais ce temps avait pris fin avec la création du Cairn, presque trois siècles plus tôt. Quasiment personne ne voulait plus emprunter cette route qui aboutissait maintenant dans l’État le plus étrange du pourtour de la mer intérieure. Aujourd’hui, cette ville n’était plus que l’ombre d’elle-même. La majeure partie de la population avait quitté les lieux. Alors qu’autrefois elle avait compté plus de dix mille résidents permanents, elle en abritait à ce jour moins de mille. Ces derniers s’étaient regroupés autour de la garnison. Son rôle se limitait à défendre le sud contre une invasion en provenance du Cairn. Mais Baltis protégeait si bien la passe que cette possibilité paraissait très mince. Aussi les soldats étaient peu nombreux et ne parvenaient pas à faire vivre la métropole qu’avait été ce lieu. Les bâtiments prestigieux qui avaient été édifiés du temps de sa splendeur n’avaient plus été entretenus. Puis les éleveurs étaient arrivés. Ils avaient donné le coup de grâce en réutilisant les pierres pour leur propre usage.
La traversée de cette ville quasiment morte aux monuments en ruine était oppressante. C’est à l’approche de la caserne qu’un semblant de vie revint. En cet endroit où la population se regroupait, un morceau minuscule de l’ancien Entrac continuait à vivre. On y trouvait deux tavernes et une maison close à l’usage des soldats de la garnison. Quant à la dernière auberge, les voyageurs étant trop peu nombreux pour l’entretenir, elle avait fait faillite. Ce qui restait de la ville ne subsistait que grâce aux éleveurs des environs qui venaient s’y approvisionner et vendre leur production.
Pourtant, en approchant du centre, les arrivants se rendirent compte que les lieux étaient bien plus peuplés qu’ils n’auraient dû. Les ruines avaient été réoccupées. Saalyn remarqua les vagues réparations qui permettaient de les rendre habitables, mais n’allaient guère au-delà. Et tous ces nouveaux venus semblaient désœuvrés. Ils regardaient le petit groupe passer. Et s’ils n’avaient pas été accompagnés d’un gems ailé, ils les auraient abordés. Elle comprit qu’elle voyait des réfugiés. Et à leur état misérable, il n’était pas difficile de deviner qu’ils avaient tout perdu en venant ici.
Les portes de la caserne étaient verrouillées. De plus, deux soldats dans leur mirador pointaient leur arc, une flèche encochée dans la direction des Helariaseny. Voilà qui ne semblait pas très accueillant. Au pays, Muy ne s’encombrait pas de cérémonie. Mais à l’étranger, elle représentait l’Helaria et se devait de respecter un certain décorum. Elle fit passer Previs devant elle.
— Au nom des pentarques Wuq et Muy, filles d’Helaria et de Satvim, je requiers de nous recevoir en ce lieu.
Un juda s’ouvrit dans l’un des deux battants et un regard s’y encadra.
— Qui avez-vous dit que vous étiez ? demanda-t-il.
— Je vous annonce la visite des pentarques d’Helaria Wuq et Muy, répondit l’apprenti d’une voix plus posée.
— Mais vous êtes à pied.
— Les gems nous ont fait traverser la vallée. Ils ne peuvent pas transporter les hofecy. Ils nous rejoindront dans quelques jours.
Le juda se referma. Puis on entendit les raclements d’une barre de bois en train de glisser. Ils ouvraient la porte. L’huis tourna juste ce qu’il fallait pour les laisser entrer. Les voyageurs s’introduisirent dans la caserne.
L’intérieur surprit Saalyn. On aurait dit que les soldats se préparaient à soutenir un siège. Des caisses s’entassaient dans un coin sans ordre. Ils avaient dû réquisitionner toute la nourriture disponible en ville. Les tenues étaient négligées, y compris celle de l’officier qui s’approchait d’eux. Il avait visiblement rajusté sa veste avant de venir accueillir ses hôtes, mais son uniforme était froissé comme s’il avait dormi dedans depuis plusieurs jours. Il n’avait pas pris la peine de se raser ni d’astiquer ses bottines. Il avait plus l’allure d’un brigand que d’un soldat d’une des plus puissantes armées du monde. Toutefois, le salut militaire qu’il fit à ses invités était impeccable.
— Capitaine Vloss, se présenta-t-il, commandant la garnison d’Entrac. Je suis à votre service.
Wuq s’avança et lui rendit son salut.
— Pentarque quarte Wuq, générale en chef de l’Helaria.
Le soulagement qui se peignit sur le visage de l’officier, et de quelques soldats suffisamment près pour l’avoir entendue, surprit tout le monde.
— Soyez la bienvenue à Entrac. Je vous remets le commandement de la caserne. Je me tiens à votre disposition.
Il adopta la position raide du militaire attendant un ordre. Les deux jumelles échangèrent un regard étonné. C’était la conquête la plus étrange qu’elles avaient menée au cours de leur carrière. Elles n’avaient même pas pris conscience qu’une bataille se déroulait. À tel point que ce fut Saalyn qui reprit la discussion.
— Nous ne sommes pas des Ocarianseny, objecta-t-elle, s’emparer de cette caserne serait considéré comme un acte de guerre.
— La chaîne de commandement est coupée. Je n’ai aucune nouvelle de ma hiérarchie depuis un mois.
Les pentarques avaient compris. Cet homme n’était pas un décideur. Il suivait les ordres, et en leur absence il était perdu. C’était certainement ce qui lui avait valu son poste dans ce coin reculé. Quoiqu’il ait fait pour mériter ses galons, ce n’était pas en élaborant une tactique complexe qui avait conduit son camp à la victoire. Elles imaginaient plutôt un coup d’éclat, une action spectaculaire.
— J’accepte ce commandement, dit Wuq. J’effectuerai une revue des troupes dans un monsihon. Juste après nous mènerons un conseil dans votre bureau. Rompez.
Il salua la pentarque.
— À vos ordres.
Puis d’une voix qui portait dans toute la cour, il passa les consignes aux autres soldats.
Saalyn s’approcha de ses pentarques.
— N’aurions nous pas dû procéder au débriefing le plus rapidement possible ? demanda-t-elle. Notre mission est prioritaire.
— Il est indispensable de reprendre en main cette caserne, expliqua Muy. Si l’empire d’Ocarian s’effondre, nous aurons un grave problème en Helaria. Cette vallée doit pouvoir nourrir plusieurs milliers de personnes. Ce sera autant de moins qui viendront chez nous.
— Je comprends. Mais avant de les envoyer se préparer, tu aurais dû leur demander de nous conduire notre logement.
Muy regarda la cour, maintenant totalement déserte.
— Ce n’est pas faux. Previs, trouve-nous un endroit pour dormir, ordonna-t-elle à l’apprenti. Je fais confiance en ton jugement pour dénicher les quartiers les plus adaptés.
Un bref hochement de tête et le jeune homme s’élança vers le donjon. Il ne mit pas longtemps à dégoter plusieurs chambres en vis-à-vis dans un couloir qui abritait le logement des officiers à l’époque de la splendeur de la ville. Mais après trois siècles d’abandon, elles étaient sales et délabrées. En attendant qu’elles soient nettoyées, ils posèrent leur paquetage dans l’ordinaire.
Un monsihon plus tard, l’ensemble de la garnison – à l’exception des deux sentinelles qui surveillaient la porte – était alignée dans la cour. Le fait d’à nouveau recevoir des ordres, bien qu’ils n’émanassent pas de la bonne hiérarchie avait galvanisé les hommes. Après tout, les jumelles étaient célèbres, tous les soldats du monde connaissaient leurs capacités de guerrières. Et se retrouver sous leur commandement, même s’ils se doutaient que cela ne durerait pas, les remplissait d’orgueil. En leur accordant un monsihon complet, ce qui était énorme, elles leur avaient permis de rattraper plusieurs douzains de laisser-aller. Tous les uniformes étaient impeccables, sans aucun faux pli. Ils avaient aussi astiqué les boutons et toutes les pièces métalliques de leur paquetage. Les armes également avaient été remises en état, la hache courte qui équipait chaque homme du rang, le sabre de l’officier, et la pointe des lances avaient été dérouillées et polies. Sous l’éclat du soleil, elles brillaient comme le feu. En combat, cela aurait été un désavantage, mais pendant cette revue, cela avait de la gueule.
Les deux pentarques passèrent devant chacun des fantassins, n’en oubliant aucun. De temps en temps, quand une particularité, telle une cicatrice remarquable attirait leur attention, elles interrogeaient le soldat. Se voir ainsi valorisé leur remontait le moral. À l’arrivée des voyageurs, ce n’était qu’une troupe disparate, un monsihon plus tard, c’était une vraie unité militaire.
Elles rejoignirent Vloss.
— Mon capitaine, c’est une bien belle compagnie que vous avez là, le félicita Wuq.
— J’en suis honoré.
Il ponctua ses paroles d’un salut qu’elle lui rendit. Puis elle monta sur un piédestal pour parler à la troupe.
— Soldat de l’Ocarian. L’heure est grave. Notre monde est bouleversé, et nous ignorons par quoi. Les gens ont peur et ils fuient, mais ils ne savent pas de quoi. Il est de notre devoir de découvrir ce qui se passe et d’y faire face. Afin de surmonter ces épreuves, nous avons chacun un rôle et il est indispensable que chacun accomplisse le sien. Nous autres, pentarques de l’Helaria, avons mandaté les guerriers libres pour qu’ils fassent la lumière sur ces événements. Et je sais que certains d’entre vous désireraient les accompagner. Mais ce n’est pas votre mission. Vous, vous avez pour responsabilité d’assurer la pérennité de l’empire Ocarian. L’empereur, en vous affectant ici, vous a confié la protection cette ville. Et les ordres n’ont pas changé. Plus que jamais en ces temps difficiles, il est indispensable que la population voie que les institutions demeurent en place, que l’autorité de l’empire a cours. C’est votre devoir d’assurer que l’empire fait toujours la loi dans cette province. Dès demain, nous réorganiserons cette ville pour qu’elle remplisse son rôle au sein de l’empire Ocarian dans le respect de ses traditions. Dès demain, nous assisterons le pouvoir civil afin que le droit règne à nouveau, que les fonctionnaires puissent exercer leur métier de gestionnaire. Dehors, une population nombreuse attend d’être protégée, nourrie, logée. C’est notre mission de le garantir. Et si je dis nous, c’est parce que je resterais avec vous aussi longtemps que nécessaire pour que cette mission puisse réussir. L’empire Ocarian est en danger et vous représentez son bouclier. Ensemble, nous ferons en sorte qu’il résiste.
La fin du discours de Wuq fut ponctuée d’une salve d’applaudissement et d’acclamation. Saalyn ne pouvait que se montrer admirative devant la capacité de la pentarque à galvaniser ses troupes. Après un tel discours, tous ces soldats la suivraient jusqu’à la mort si elle le leur ordonnait.
Une main se leva. Wuq le pointa du doigt, l’invitant à prendre la parole.
— Sait-on à quelle menace nous avons affaire ? demanda le fantassin.
— Nous n’en avons malheureusement aucune idée, répondit Wuq. La plupart des réfugiés fuient parce qu’ils ont peur, mais ils ignorent de quoi. C’est pourquoi nous envoyons les guerriers libres enquêter.
Une autre main se leva.
— Vous n’êtes pas Ocariansen. L’empereur validera-t-il cette prise de pouvoir ?
— Ce n’est pas une prise de pouvoir. Ce n’est qu’un intérim le temps que les communications soient rétablies entre le nord et le sud de l’empire.
— Mais comment, si la menace est installée au centre ?
— Par le Segel. Nous avons dépêché une mission diplomatique dans ce pays. Elle traversera les montagnes pour atteindre la capitale. Ce trajet est quasiment sans danger, des marchands l’empruntent régulièrement. S’il le désire, l’empereur pourra utiliser notre navire pour envoyer des émissaires. Nous envisageons même de le lui laisser avec son équipage pour assurer l’unité de l’Ocarian.
La réponse de la pentarque sembla rasséréner l’homme.
Une fois la machine lancée, elle continua. Wuq répondit patiemment aux questions pendant plusieurs calsihons avant que la soif d’information de la garnison soit assouvie. Enfin, elle donna congé aux soldats. Ils avaient quartier libre pour le reste de la journée, dernière période de repos avant une reprise en main vigoureuse, mais le discours de la pentarque leur avait redonné de l’énergie. La plupart des soldats se rendirent dans leurs baraquements pour revêtir une tenue usagée et retournèrent à leur entraînement. Après des douzains, de laisser aller, voire plus, la retour de la discipline fut laborieux. Le capitaine Vloss regardait ses hommes, agréablement surpris, en train de remettre en place les agrès ou de nettoyer la cour pour se ménager un espace.
— Vous avez accompli un miracle, s’extasia-t-il.
— Cela fait mille ans que je commande une armée, répondit Wuq.
Elle exagérait un peu. Quand la tribu d’Helaria était arrivée sur l’île, elle n’avait plus besoin d’une armée et l’avait dissoute. Les jumelles s’étaient trouvées réduites à diriger une bande de guerriers disparates lorsque les conditions l’exigeaient, ce qui était assez rare. Ce n’était que depuis une vingtaine d’années que la nécessité d’en recréer une s’était fait sentir. À cause de la petite taille de la Pentarchie, elles avaient opté pour un système mélangeant une milice avec la conscription. Les guerriers en devenaient alors les cadres. Avec sa sœur, elle estimait que la population du pays devrait encore doubler pour qu’ils puissent se permettre une armée permanente.
Tout en réfléchissant à ces données, Saalyn avait suivi les pentarques et le capitaine dans le bureau que Wuq s’était attribué. Elle avait effectué un ménage sommaire, mais elle restait beaucoup de travail pour le rendre impeccable.
Annotations
Versions