Raven
L'île de Virlun et son amoncellement de taudis étaient balayés par le vent marin qui fouettait les rares personnes traînant dans les rues. L'une d'entre-elles était un homme qui courait comme si sa vie en dépendait. Des gouttes de transpiration rougeâtres luisaient sur sa peau craquelée. Ses yeux d'une noirceur absolue restaient fixés devant lui, vers sa destination. Raven s'arrêta finalement devant le monticule de bois, de toile et de pierre que l'on appelait temple. Il pénétra discrètement dans le lieu saint et reprit son souffle. Ils étaient forcément là... Il chercha dans le bâtiment, jusqu'à arriver devant une pièce inconnue qui devait être une cave. Un chant se faisait entendre :
« Quand le ciel s'ouvrira
Que le surréel surgira
Nous, ses fidèles, seront là
Il nous récompensera »
Les mêmes mots étaient répétés en boucle, de plus en plus vite. Raven n'en comprenait pas le sens, mais il pressentait qu'il ne signifiait rien de bon. Le chant se tue et une autre voix se fit entendre :
— Mes frères et sœurs, celui qui vit au-delà de la réalité protège ceux qui accomplissent sa volonté. N'ayez pas peur, il nous protège. Ḓůḓƙäɠ ƙäᶎ ꞧoƙɳoꞧꞧů !
Ces trois mots transpercèrent Raven comme autant de pieux et résonnèrent dans chacun de ses muscles tremblants. Il connaissait cette langue, bien qu'il ne sache la déchiffrer. Elle était gravée au plus profond de lui. Le silence resta total un moment, puis le chant repris. Le chœur semblait chercher du courage dans les paroles. Le sergent faisait son possible pour cesser de trembler, quand un cri retentit. Des supplications résonnaient. Raven essaya d'ouvrir la porte, mais elle était condamnée. Il écouta, impuissant, une lame que l'on dégainait, puis plus rien.
— Viens à nous ! clama la voix. Ô Ʈꞧäɠƙäɠ, tes enfants t'appellent !
Raven se tendit, comme si l'ensemble de ses muscles avaient des crampes. Il rampa jusqu'à un mur contre lequel il s'assit. Son sang battait à ses tempes comme s'il voulait forcer le passage hors de son corps. Il secoua la tête avec l'espoir vain que cela diminuerait ses acouphènes. Sa vision était encore floue, comme obstruée par une brume noire.
Des pas se firent entendre. Raven prit appui sur le mur et se releva. Il tituba sur quelques mètres et se cacha. Un crissement strident retendit derrière lui. Un meuble lourd était déplacé. L'homme dégaina son poignard et se souffla. Le sol redevint stable sous ses pieds. Il se rattachait à la poignée de bois recouverte d'un cuir abîmé par les ans, comme il l'avait déjà fait par le passé.
Une dizaine de personnes quittèrent le temple sans prêter attention à la petite salle, sur le côté, où se cachait l’intrus. Celui-ci quitta la pièce et revint dans la cave restée ouverte. Elle était plus grande qu'il ne l'avait imaginé et s'enfonçait dans le sol. Il s'avança, tout en prenant garde de ne pas tomber. Raven cracha, sans pour autant se défaire de la pestilence étouffante du lieux. Il fallut du temps à ses yeux pour qu'ils s'habituent à la noirceur de l'endroit. Seule la chute de quelques gouttes d'eau troublait le silence. Sa respiration se condensait devant ses yeux. La pièce était presque aussi grande que le temple de la surface. Les murs tapissés de mousse laissaient visibles les cicatrices de la roche, causés par les coups de pioches des mineurs. Comment une telle salle pouvait-elle exister sans que Raven ne le sache ?
Au centre de la pièce, sur une grande dalle de pierre, un corps était pendu à un gibet, la tête en bas. Son visage, figé en un masque de terreur, était noyé du sang coulant de son cou. En s'approchant, Raven constata près de la flaque écarlate d'autres tâches marronnasses. Ce malheureux n'était pas le premier.
— Mon œuvre te plaît ? demanda une voix grave, la même qui avait mené le rituel.
Raven sursauta. Il y avait tant de recoin sombre où se cacher, comment avait-il pu être assez stupide pour foncer tête baissée ?
— Et bien ?
La voix résonnait de sorte qu'il était impossible de déterminer d'où elle venait. Raven resserra sa prise autour de son poignard comme s'il était une corde lui permettant de sortir d'ici.
— Réponds à la question, chien ! Et ne prends pas cet air offensé. C'est tout ce que tu es, un chien à la recherche d'os à ronger ! Tu fouines ; puis, quand tu es satisfaits, tu t'assois comme un chien fier d'avoir ramené un bâton à son maître. Si tu arrête parfois un voleur à la tire, ce n'est que pour flatter ton ego.
— Vous n'en savez rien ! J'essaye de maintenir la paix sur cette île ! De protéger ses habitants !
— Crois-tu vraiment en ces mensonges ? M'as-tu protégée, moi ?
Une silhouette surgit de l'ombre. C'était une femme, ou du moins ça l'avait été. Sa peau était en lambeau comme ses vêtements. Elle n'avait plus que de rares mèches de cheveux qui lui descendaient jusqu'à la taille.
— Tu ne te souviens pas de moi ? Ça ne m'étonne pas...
— Si, je me souviens. Vous avez tué votre mari avant de vous enfuir.
— Oh ? Et le fait que je sois venu te voir deux fois, désespérée, le corps couvert d’hématomes, tu l'as oublié ? Tu m'as renvoyé chez lui en me disant que ce n'était qu'une mauvaise passe ! La mauvaise passe a duré une centaine d'année, jusqu'à ce que je fasse ce que t'aurais dû faire bien plus tôt !
— Vous n'aviez pas le droit !
— Avait-il le droit de me frapper ? Oh ne répond pas ! Qu'importe après tout, ça fait si longtemps... Et puis, il m'a ouvert les yeux, finalement. On ne peut vaincre la violence que par une plus grande violence. C'est devenu mon credo.
— Vous êtes folle.
— Oui. Mais je te dois presque un siècle de souffrances, alors nous verrons bien comment tu seras ensuite. On va bien s'amuser...
Elle fit claquer un fouet et s'avança, un sourire carnassier aux lèvres. Raven savait qu'il ne pouvait la vaincre de loin. Il se prépara à lui sauter dessus. Le fouet claquait dans l'air et se rapprochait de plus en plus. Le sergent prit de l'élan et sauta sur elle. Son poignard lui arracha un morceau de joue. La femme recula. Elle donna un autre coup de fouet qui s'enroula autour du bras de Raven. Celui-ci vit que le cuir de l'arme était craquelé et qu'un œil en ornait le bout. Il ne put détacher son regard de celui du fouet. La tueuse eut un rire hystérique qui le sortit de sa contemplation macabre. Sa lame plongea. Elle parvint à l'éviter mais tomba au sol, sans cesser de rire. Un sang épais coulait lentement de sa joue béante, à mesure qu'elle gloussait. Raven essuya machinalement son poignard sur son pantalon. La femme se tue. Lorsqu'il porta à nouveau son regard sur elle, elle se tenait debout. D'un coup de fouet, elle lui arracha son poignard. D'un autre, elle le fit tomber. La tête du sergent heurta le sol. Elle se tint prête à assener son fouet à nouveau, mais il ne se releva pas.
Raven émergea, lentement. Il était pendu par les pieds, au dessus de la dalle de pierre. Ses pensées étaient confuses et son corps douloureux. Près de lui, la femme dévorait le corps de son prédécesseur dans une effusion de sang et de chair. Elle s'arrêta puis, après un instant d'immobilité, se retourna. Ils se regardèrent, la prédatrice et sa proie, ce qui eut l'air de satisfaire la première. Elle s'approcha de lui et se pencha sur son oreille :
— Te souviens-tu de mon nom ?
— Aa... Liz...
— Aaliz ? Tu es sûr ?
— Je... n'oublie jamais... un nom...
— Si tu le dis... Moi, ça fait des années que je l'ai oublié... Quand j'ai dû te fuir, tu sais ?
— Pitié...
— Qu'est-ce que ce mot ? J'ai probablement dû l'oublier, lui aussi.
— Je suis désolé...
— Pas assez. Pas encore, dit-elle en ramassant le poignard.
— Pitié...
— Je ne vois vraiment pas de quoi tu parles...
Elle regarda son reflet sur la lame que maculaient encore des traces de son sang. Un rictus lui tordit le visage. Elle frotta le poignard contre la peau de son prisonnier. Le tranchant de la lame se bloquait dans les craquelures et des gouttes de sang coulèrent entre les sillons. Puis Aaliz s'éloigna et attrapa son fouet. Les coups claquèrent longtemps, accompagnés des râles du sergents. Elle finit par s'arrêter, laissant sa victime osciller, inerte.
Les jours suivants étaient voilés, comme vécus de l'extérieur. Au bout d'une semaine, Raven cessa de sentir les coups de fouets. La seule blessure qu'il ressentait encore, c'était son poignard, symbole de sa fonction, qui devenait à présent un instrument de torture. Il réfléchissait à une façon de s'évader, sans avoir la moindre idée. Il n'avait mangé depuis le soir du rituel et ne buvais que le peu d'eau, parfois salée, que lui offrait sa geôlière. Ces moments seraient d'ailleurs les plus propices à une fuite, puisqu'elle était obligée de lui maintenir le corps à l'horizontale. Malheureusement, le sergent était trop faible et confus pour tenter quoi que ce soit.
Une éternité était passé, ou peut-être plusieurs. Raven revint à lui au cœur d'une dispute. Plusieurs silhouettes étaient présentes dont il ne voyait que les jambes. Un homme masqué tenait son poignard et l'agitait entre Aaliz et lui.
— Pourquoi est-il encore vivant ? Pourquoi refuses-tu qu'il soit sacrifié ? hurlait-il.
— Parce qu'il n'a pas encore purgé sa peine. Il me doit un siècle, ce n'est rien pour l’immensité de Celui qui existe au delà de la réalité ! Nous le lui offrirons ensuite.
— Et s'il s’enfuit ? C'est le sergent du guet, bon sang ! À quoi pensais-tu ? Sa disparition a été remarquée !
— Il y a vraiment des gens pour qui cela fait une différence ?
— Nous devons le tuer !
— Fais le et tu me rembourseras le reste de sa dette.
L'homme se tourna vers le reste du groupe qui restait silencieux, puis il abdiqua. Aaliz trancha les liens du sergent qui s'effondra au sol où il fut ramassé et attaché plus loin dans la grotte.
— Voilà ce que tu voulais voir, lui murmura-t-elle Aaliz, alors ouvre grand les yeux.
Il fit son possible pour rester conscient. Un corps l'avait déjà remplacé et se balançait sur le gibet, la tête en bas. Les masqués entamèrent leur chant avec assurance, tandis qu'Aaliz s'agenouillait près du pendu. Raven entendit les murmures de sa détentrice, mais surtout le chant obsédant, lancinant, douloureux comme si chaque mot lui pressait les tympans un peu plus que le précédent ; comme si chaque syllabe était acide et qu'elle coulait, de ses oreilles vers son cerveau, pour le ronger de l'intérieur. Il ne voyait que des ombres incertaines, peut-être n'était-elle que le fruit de son imagination. Il n'entendait plus que le chant, sans remarquer que plus personne ne chantait.
— Mes frères et sœurs, clama Aaliz, celui qui vit au-delà de la réalité protège ceux qui accomplissent sa volonté. Soyez sans peur, il nous protège. Ḓůḓƙäɠ ƙäᶎ ꞧoƙɳoꞧꞧů !
Le silence se fit. Même les gouttes d'eau cessèrent de chuter pendant un instant, ou peut-être que Raven était assourdis. Il respira pour se calmer. Malgré cela, le choc causé par la langue abominable semblait lui avoir remit les idées en place, ce dont il était déterminé à profiter. Un courant d'air marin le caressait, il s’accrocha à l'espoir d'une sortie. « Doudkaag kaaz roknorou » se répétait-il.
Il garda les yeux fermés lorsque le chant repris et que le prisonnier fut égorgé. Il serinait son mantra, rien d'autre ne comptait. Finalement, les silhouettes s'approchèrent de lui et le détachèrent. Conscient qu'il n'aurait pas d'autre chance, Raven tituba, entouré de ses geôliers. À mi-parcours, il bouscula celui qui devait être le plus faible et se rua vers le bas de la salle d'où provenaient des courants d'air iodés. Il arriva devant un mur de pierre déchiré par une faille dans laquelle il s'enfonça. Le sol n'y était plus de pierre mais de boue. Le sergent s'appuya sur les rochers pour ne pas glisser. Le passage rétrécissait, la roche entaillait sa peau. Derrière le fuyard résonnaient des cris de rage d'Aaliz qui le poussaient toujours plus loin. Il finit par voir le bout du tunnel.
La lune faisait briller la mer. Les vagues, aussi violentes que d'habitude, semblait déterminée à déplacer l'île. Le fuyard se pencha et hésita à sauter. Il remarqua un petit sentier sur sa droite, qui remontait le flanc de la colline. Il tenta le coup. Ses pas étaient mal assurés, la pierre sur laquelle il marchait s’effritait. Un courant d'air plus puissant que les autres lui fit lâcher prise. Raven tomba dans les flots déchaînés qui le projetèrent contre la pierre avant de l'emmener au large.
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