5. L'Appel de la Lumière
Le premier repas au réfectoire de l’Arche rappela à Nero ses années passées à l’université : une grande salle aux murs d’un blanc à brûler les rétines, une forte odeur de friture et un brouhaha permanent et monstrueux. Autour de lui, des parents tenaient une cuillère de purée mixée pour leur enfant, un couple se disputait violemment au sujet d’une prétendue inconstance de la femme et deux jeunes adolescents s’envoyaient des bouts de mie de pain imbibés d’eau d’une table à l’autre. Rien dans cet environnement ne laissait supposer le vide spatial qui les cernait de toutes parts.
Nero était seul. Quentin devait se trouver quelque part en Vigie, à régler des problèmes importants ou à signer des dossiers urgents. Son ami avait de nouvelles obligations. Songeur, Nero comprit qu’il le verrait beaucoup moins.
Il ne faudra plus compter sur sa présence pendant les repas, désormais… Il mangera en coup de vent, un œil rivé sur son assiette, l’autre sur des papiers à annoter, sans autres pensées que celles tournées vers son travail.
« J’ai entendu dire que votre père était un adepte du Culte… »
Nero sursauta et faillit s’étouffer. Levant les yeux vers la personne qui l’interpellait, il aperçut une femme aux iris verts qui le reluquait d’un air curieux. Elle semblait assez jeune et portait un chemisier blanc qui masquait un médaillon doré autour de son cou.
« Que voulez-vous ? » fit-il, d’abord méfiant.
Elle eut un sourire amusé.
« Simplement bavarder. Je peux m’asseoir ? »
Il balbutia :
« C’est qu’un ami devait me rejoindre d’ici peu et… »
Elle s’assit.
« Donc votre père prie le Dieu Sol, n’est-ce pas ? »
Il ouvrit de grands yeux, offusqué par la curiosité de cette inconnue, mais se heurta à un regard plus déterminé que le sien. Il soupira et lâcha faiblement :
« Oui, mon père pratiquait le Culte du Soleil.
– Très intéressant ça ! » s’extasia-t-elle avec l’hystérie caractéristique d’une fillette.
Il fronça les sourcils, étonné, puis se reprit :
« Mmh. Si vous le dîtes. »
Jetant un coup d’œil circulaire dans la cantine, où la vie poursuivait son cours avec indifférence, il pria de tout cœur pour que Quentin arrive bientôt.
« Il n’a pas dû être content d’apprendre que vous partiez, n’est-ce pas ? » supposa-t-elle en se penchant vers lui comme pour le bousculer hors de ses pensées.
Il plissa les yeux et la fixa d’un air qui se voulait amusé mais qui trahissait son agacement grandissant :
« C’est un interrogatoire que vous me faîtes, n’est-ce pas ? »
Elle tiqua un instant avant de se ressaisir :
« Ne soyez pas si froid avec moi, voyons ! Ne vous rappelez-vous pas les mots du capitaine Aurel ? Il a dit : je vous propose de faire plus ample connaissance avec les autres passagers. C’est ce que je fais !
– Le capitaine en question va me rejoindre d’ici à quelques secondes et… »
Il aperçut alors son ami, plateau à la main, en pleine conversation avec l’immense Montague.
« Tiens le voilà ! » s’écria-t-il.
Quentin allait le rejoindre quand il remarqua la femme aux yeux verts. Un sourire espiègle lui échappa des lèvres et il fit un clin d’œil à Nero avant de s’éloigner, son lieutenant sur les talons.
« Il n’a pas l’air d’avoir très envie de vous retrouver », constata-t-elle.
Il me laisse avec elle ? Ah, quel idiot !
Il bégaya :
« Il… je… il était censé manger avec moi, mais il doit avoir un imprévu…
– Je vois… Et donc pour en revenir à votre père, il n’a pas dû apprécier votre départ… »
Bon sang, elle est obsédée par mon père ! Qu’est-ce qu’elle lui veut ?
« Non, il n’a pas apprécié mon départ », concéda-t-il en ouvrant son yaourt d’un air renfrogné et en plongeant une paille dedans.
« J’ai aussi entendu dire que vous aviez fait votre communion et que vous aviez passé le Nihil, la nuit sans lumière. C’est vrai ?
– Oui, grogna-t-il. Mais je n’ai plus rien à voir avec cette religion. Je l’ai pratiquée contre ma volonté et je ne veux plus y repenser.
– Je vois, fit-elle sans le quitter des yeux. Et cela ne vous manque pas ?
– Quoi ? demanda-t-il sans comprendre.
– D’écouter la voix de Sol, de sentir la lumière de ses rayons sur vos bras ? Tout ça ne vous manque pas ?
– Pas le moins du monde ! répondit-il en riant faussement. Je me porte bien mieux loin de ce dieu Soleil et de ses sbires fanatiques qui me dictent ma conduite à longueur de journée.
– Ah bon, dit-elle, déçue. Vous insultez les adeptes du Culte, monsieur Valdor ? »
L’entendre dire son nom, et de cette manière si hautaine, agaça Nero.
« Oui ! Je les insulte et je les trouve méprisants ! Si ce n’est pas ce que vous vouliez entendre, j’en suis désolé mais c’est ce que je pense ! »
Elle fronça les sourcils et ses pupilles émeraude montrèrent de l’incertitude. Durant un moment de vide, elle le contempla d’un œil vitreux. Puis soudain, elle se leva, le fusillant du regard :
« Vous critiquez le Dieu Sol ? tonna-t-elle. Vous n’entendez donc pas sa voix ? Même les sourds le peuvent ! Que vous a-t-il fait pour que vous le reniez ainsi ? »
Nero aperçut tous les visages se tourner vers eux. Ils semblaient se demander qui était cette folle qui troublait leur repas.
« Regardez-le ! cria-t-elle en le pointant du doigt. Regardez-le, il a perdu la Foi !
– Calmez-vous, fit Nero, scandalisé. Vous n’avez pas à réagir ainsi ! »
Le poing de l'intéressée écrasa la table avec fracas :
« Vous voulez que je me calme ? hurla-t-elle plus fort encore. Vous voulez que je me taise ? »
Nero se trouvait désemparé. Toute la salle avait à présent les yeux rivés sur eux.
« Que se passe-t-il ? » tonna la voix de cador de Quentin, quelque part dans le fond.
Avec soulagement, Nero constata que son ami approchait. Mais la femme le vit également et, paniquant, jeta des regards aux abois autour d’elle, comme si à tout moment quelqu’un pouvait surgir.
« N’approchez-pas ! » rugit-t-elle en montant sur la table.
Nero s’écarta vivement tandis que les pieds de la femme écrabouillaient son assiette.
« Descendez de là tout de suite ! scanda Quentin en se mettant à courir. Nous ne sommes pas au cirque ! »
Elle le toisa craintivement. Son menton tremblait et les vas-et-viens frénétiques de ses paupières trahissaient sa peur. Sa main alla soulever un pan de sa veste, dégainant un couteau. Elle positionna la lame sous sa gorge et fit fièrement face au capitaine.
« N’approchez-pas, ou je me trucide ! »
Quentin arrêta brusquement de courir.
Elle est folle ! songea Nero en s’éloignant sans lâcher le couteau des yeux, hypnotisé par la lame qui brillait au milieu de la salle.
Des cris retentissaient. Nero vit furtivement plusieurs hommes armés se faufiler autour des gens et l’entourer.
« Que voulez-vous ? » questionna Quentin, sévère.
Les yeux verts de la femme couraient partout, semblant prendre chaque personne, chaque objet pour une menace.
« Ce voyage est une abomination, un sacrilège ! Le Dieu Sol nous a prévenus ! Il nous a prévenus !
– Cessez de raconter ces immondices ! » l’admonesta Quentin en faisant un pas en avant.
Elle enfonça un peu plus le couteau. La peau de son cou se tendit sous la lame, luisante, qui menaçait de l’entailler.
« Taisez-vous ! Taisez-vous je dis ! Je vais le faire, je le peux ! Il nous a prévenus mais personne ne l’a écouté !
– De quoi vous a-t-il prévenu ? s’enquit Quentin.
– Il a vu ce voyage, il a vu les horreurs de la Nuit ! Le Nihil va vous submerger, vous dévorer ! Il va faire de nous des monstres, des abominations, des êtres de néant et de mort ! Nous devons faire demi-tour !
– Nous n’allons pas faire demi-tour, madame ! Veuillez descendre de cette table, vous effrayez tout le monde. Dois-je vous rappeler qu’il y a des enfants dans cette salle ? »
Le regard de la femme paraissait complètement dérangé.
« Je vous ordonne de faire demi-tour ! Ou j’enfonce ce couteau ! Je vais le faire ! Voulez-vous imposer ce spectacle à des pauvres gosses ? C’est ce que vous voulez ? »
D’autres cris retentirent. Une voix hurla : « Faites quelque chose ! ». Les parents cachèrent les yeux de leurs enfants, devenus muets de stupeur. Nero aperçut un homme qui avait réussi à se faufiler derrière la table et s’approchait dangereusement de la femme. Mais le capitaine lui intima d’arrêter d’un seul regard.
« Nous courons droit à notre perte à tous ! psalmodiait-t-elle, comme en transe. Les ténèbres vont nous perdre, la Nuit est déjà parmi nous ! Nous devons faire demi-tour ! »
Quentin leva les mains dans une vaine tentative d’apaisement.
« Écoutez-moi, je suis le capitaine de ce vaisseau. Je peux vous aider. Quel est votre nom ? »
Elle avala bruyamment sa salive. Des gouttes de sueur perlaient de son front.
« Agrippa. Je m’appelle Agrippa.
– Bien, Agrippa. Pourquoi êtes-vous venue avec nous ? »
Le regard de la femme se durcit, recouvrit sa détermination.
« Je suis venue vous avertir ! Sol m’a désignée ! Je dois vous montrer la voie ! Il faut faire demi-tour ! Nous devons faire demi-tour ! »
L’hystérie la rongeait un peu plus à chacune de ses paroles. Elle leva les yeux pour fixer un soleil inexistant et les larmes l’inondèrent.
« Ô Sol, pardonnez-moi ! J’ai failli ! J’avais votre confiance mais j’ai échoué ! La Nuit ronge déjà ces pauvres gens, je ne puis plus rien faire pour eux ! Pardonnez-moi !
– Écoutez-moi, Agrippa, fit calmement Quentin. Vous allez poser ce couteau et descendre de cette table. Ensuite, nous allons parler. Et tout ira mieux. »
Un violent spasme la secoua. La lame entailla sa peau et quelques gouttelettes pourpres perlèrent sur le sol.
« N… non ! Je ne veux pas ! Vous êtes un serviteur du Démon et votre langue chante faux ! La perfidie ne m’aura pas ! »
Elle poussa un ultime cri et enfonça la lame dans sa gorge. Le sang gicla à gros bouillon de sa bouche. Puis elle s’écroula à terre.
Le capitaine accourut à ses côtés.
« Un docteur ! Appelez un docteur ! »
Mais elle était déjà morte.
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