6. La folie jaune
Lorsque le docteur arriva, il ne put que confirmer avec impuissance le décès de la jeune femme. Un groupe d’infirmiers emporta le corps sur un brancard en direction de la morgue. Peu après, Quentin ordonna l’évacuation de la salle et la mise en place d’une cellule psychologique.
Nero fixait encore la flaque de sang laissée par la morte sur le sol quand le lieutenant Montague les rejoignit, en possession d’un rapport complet.
« Qui était cette femme ? » demanda Quentin sans attendre.
Sa langue, acerbe, claqua plus violemment que celle d’une vipère. Il était tendu.
« Agrippa Delos, 27 ans, déclara Montague en tendant le rapport à son capitaine. Elle a suivi des études de droit avant d’arrêter précipitamment son cursus. Elle aurait côtoyé brièvement des Prêtres Lumineux deux ans avant son départ et…
– Brièvement ? répéta Quentin d’une voix acre. Brièvement comment ?
– Deux semaines, souffla Montague. Elle s’est rendue plusieurs fois à un temple-pyramide de la capitale. Puis elle a cessé tout contact avec le Culte et ses gens, ce qui a rassuré l’Agence. Dans son interrogatoire pré-voyage, elle a affirmé y être allée par simple curiosité, pour étendre ses connaissances. »
Quentin paraissait songeur.
« Il est évident qu’elle n’a pas arrêté. Nous avions affaire à une fanatique dont le cerveau a été lavé. Ne me dites pas que ces marabouts peuvent faire passer quelqu’un de la raison à la démence en deux semaines ! Êtes-vous certain qu’elle n’a pas eu de conversation suspecte avec quelqu’un lié d’une manière ou d’une autre au Culte durant ces deux dernières années ?
– L’Agence est formelle là-dessus.
– C’est pas bon, tout ça, grommela Quentin. Pas bon du tout. Ce suicide, cette mise en scène… Tout était prévu. Ils avaient tout organisé. Et elle s’est sacrifiée pour eux. Il n’est pas normal que Mars n’ait rien vu venir ! »
L’Agence aurait des problèmes avec le gouvernement, Nero pouvait parier là-dessus. Chaque passager avait été contrôlé à maintes reprises avant le départ. L’organisme était réputé tout connaître sur les futurs colons : la famille et les fréquentations, les goûts, les hobbys, l’orientation politique et sexuelle… Mais en laissant entrer une terroriste à bord, il prouvait son manque de fiabilité.
« Le couteau, s’enquit sèchement Quentin. Comment l’a-t-elle eu ?
– Nous enquêtons, fit Montague en passant sa main sur son crâne chauve pour chasser la transpiration. Elle l’a certainement volé dans les cuisines.
– Convoquez le conseil, ordonna Quentin. Je veux voir tout le monde à la Vigie dans une demi-heure. Il y a un manque évident de sécurité dans ce vaisseau. En attendant, chaque passager va être réexaminé. Et demandez à l’Agence, au gouvernement s’il le faut, de repasser les profils des voyageurs au peigne fin. Tous ceux qui ont côtoyé ces putains de prêtres ou qui ont eu un contact quelconque avec cette religion devront être placés en garde-à-vue en attendant de tirer les choses au clair. Je ne veux plus d’accident.
– Bien capitaine. »
Montague s’éloignant, Nero se tourna vers Quentin :
« Dans ce cas-là, tu devrais m’arrêter. »
Quentin se retourna vers lui, sourcils froncés. Il ne comprenait pas.
« Quoi ?
– Mon père appartenait au Culte et j’ai même passé ma communion. Pour ce qui est des prêtres, j’en ai croisés un paquet. »
Le visage de Quentin se détendit significativement.
« Ne raconte pas de bêtises ! Si je ne peux plus te faire confiance à toi, autant emprisonner tout l’équipage !
– Imagine que mon père m’ait endoctriné contre mon gré. Si je le voulais, je pourrais saboter la mission et…
– Ton père était fou, mais pas au point de sacrifier son propre fils. »
Nero abaissa ses yeux et songea sérieusement à la question, se rappelant les coups, les cris, ainsi que les hématomes qui recouvraient son visage au petit matin. Son père ne l’avait jamais aimé… Pourquoi n’aurait-il pas essayé de l’utiliser ?
Non, il n’était plus qu’un débris, un résidu appartenant à une époque révolue, handicapé par sa colère.
« Allons voir Tiberus, proposa Quentin qui dut remarquer son trouble. Beaucoup d’enfants ont vu la scène et devront suivre une thérapie… »
Ils retrouvèrent l’astropsychiatre en plein travail, dans la section médicale du vaisseau. Avec d’autres soignants, elle interrogeait les témoins et les rassurait en leur murmurant des mots inaudibles. Il y avait tellement de patients qu’une file d’attente se formait peu à peu à côté de son bureau.
Nero aperçut deux enfants accompagnés de leurs parents, pris en charge par un médecin. Les gamins semblaient bouleversés par ce qu’ils avaient vu : le premier pleurait à chaudes larmes tout en étreignant avec vigueur la main de sa mère et la seconde affichait une mine blafarde, un regard humide et perdu dans le vide. Elle répondait au docteur par des hochements de tête affirmatifs, sans jamais ouvrir la bouche.
Le reste de la zone débordait de cas identiques : des pleurs, des tremblements convulsifs, des visages blêmes et grimaçants, des parents inquiets tentant vainement de rassurer leurs rejetons.
Ils ne méritaient pas de vivre ça.
« Comment vont-ils ? » chuchota Quentin à Tiberus qui consolait un jeune garçon.
Elle lui parlait tout doucement tout en lui massant l’épaule, comme pour le ramener à la réalité, mais il semblait encore ahuri.
« Nous nous occupons d’eux, expliqua-t-elle en faisant cligner ses yeux minuscules. Beaucoup se trouvent encore en état de choc.
– Vous faites du bon travail, constata-t-il en pointant du menton les autres docteurs qui déambulaient entre les témoins.
– Nous essayons d’expliquer aux plus jeunes la situation sans leur mentir, fit-elle en retour. Mais la plupart d’entre-eux conserveront ce mauvais souvenir toute leur vie. Notre but est de les apaiser et de leur faire accepter la réalité. »
À nouveau, Nero vit les minois innocents des enfants et comprit que l’apaisement n’arriverait qu’avec le temps.
« Pourquoi la dame a fait ça ? murmura l’un d’entre-eux avec de grands yeux inquiets. Pourquoi elle a voulu mourir ? Je ne veux pas mourir, moi ! »
Et Nero se demanda si la femme aux yeux verts voulait vraiment mourir, elle aussi. Il se rappela son regard, effrayé, comme hanté par quelque chose.
On aurait dit une gazelle écoutant un lion s’approcher dans les hautes herbes.
Mais si elle était la gazelle, où se trouvait le lion ?
Peut-être a-t-il fui dans les hautes herbes…
Un frisson lui parcourut l’échine, le glaçant au plus profond de son être. Il imagina la savane, la chaleur accablante, la végétation jaunâtre et sèche, et le félin qui s’y terrait, avant de réprimer un tremblement. La sensation passa, aussi vite qu’elle était venue.
« Tu ne vas pas mourir, dit gentiment Quentin en s’agenouillant à hauteur du gamin. Personne ne va mourir, je te le promets. »
Le garçon sembla rassuré.
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