12. Les Plaines du hors-temps
Le désert s’étendait à perte de vue, immense et infini. Balayées par un vent éternel, les dunes se déplaçaient avec lenteur, sans se préoccuper du temps qui passait.
Sous un soleil de plomb, un voyageur égaré marchait. Mais ses pas ne mèneraient nulle part, comme toujours. Aucune entité ne persistait ici, hormis le vent et le sable, fin et brûlant, qui semblait avoir toujours existé.
Les heures passaient et recommençaient. Le blizzard soulevait le sable et le sable criblait le visage du voyageur égaré, pénétrait ses narines, s’enfonçait dans ses yeux et forçait le passage à ses lèvres closes jusqu’à répandre son désagréable goût pâteux partout en lui. La nuit ne tombait jamais, le jour ne se levait jamais. Tout n’était qu’un entre-deux, une aube crépusculaire aussi indéfinissable que la limite entre le sable humide et l’eau d’une plage submergée par les marées.
Les pas du voyageur ne laissaient nulle trace sur le sol, si bien qu’il en arrivait à douter de sa propre existence, de sa propre réalité. Mais chaque bourrasque annihilait ses doutes et le laissait plus hébété encore.
Le chant du vent sur les plaines pourpres incitait le voyageur à avancer, encore et toujours. Il franchissait chaque obstacle avec la certitude que derrière se trouverait la clé. Jamais il ne s’arrêtait. Il ne connaissait plus la faim, la soif, la fatigue et toutes ces préoccupations sans importance. Il voulait la clé, la clé, la clé…
Un jour dans le temps, le voyageur égaré rencontra un vieillard vêtu de loques en lambeaux. Il attendait, perché sur sa canne, avec un air de vieux corbeau. Le simoun soulevait ses haillons et laissait entrevoir en-dessous une peau tavelée, usée, distendue.
« Bonjour, murmura d’une voix voilée le vieillard aux vêtements vétustes.
– Bonjour, fit le voyageur égaré, qui s’arrêta pour la première fois depuis le début de son périple.
– Depuis combien de temps marchez-vous ? » interrogea le vieux.
Le voyageur se retourna et observa le lointain, où dansaient des tornades de sable.
« Je ne saurais dire. Le temps ici est un concept assez abstrait. J’ai marché, simplement. Pourquoi compter les jours ?
– Tous les vivants comptent leurs jours, décréta l’inconnu.
– Dans ce cas, suis-je mort ?
– Non, siffla l’autre avec dénégation. Non, vous n’êtes pas mort. Simplement égaré.
Ils restèrent là quelques minutes ou quelques heures. Ou quelques jours. Cela n’avait aucune importance après tout.
« Il est temps, décréta finalement le vieillard.
– Quel temps ?
– Le temps de retrouver le temps. Marchez par là. »
Mais il ne désigna aucune direction.
« Par là, mais où ? »
Hélas, le vieillard habillé de loques en lambeaux disparut sans préciser le là. Le voyageur conclut qu’il devait se trouver quelque part et il partit dans cette direction. Là-bas, il retrouverait le temps, voilà une chose certaine.
Il progressa durant d’éternels instants et découvrit le temps.
Retrouver le temps lorsque celui-ci s’arrêtait constituait une expérience difficile. Parce qu’il était douloureux.
Le soleil se leva. Il brillait d’un rouge ardent, comme un cœur palpitant et débordant de vie. Il projeta ses rayons sur le visage du voyageur. L’astre chaud brûla sa peau avec une intensité terrifiante.
Nero se réveilla. Il cligna des yeux et surprit la faible lueur d’un voyant rouge. Son hibernation s’achevait là. Il se sentait détendu, mais étonnamment las et fatigué, malgré un sommeil de six mois.
Ses sens revinrent à la vie et il parvint à remuer le bout de ses doigts après quelques minutes. Peu à peu, il recouvrit le contrôle de son corps. Une voix douce annonça la fin de l’hibernation.
« Nous vous souhaitons un excellent réveil, Nero Valdor. Votre sommeil a duré six mois. L’Arche-Rouge se trouve actuellement aux abords de la ceinture de Kuiper, à 30 UA de Mars. Votre cabine va s’ouvrir dans quelques minutes. »
Nero se rendit alors compte qu’il ne voulait quitter cet endroit pour rien au monde. Il éprouvait la même sensation qu’un bébé dans le ventre de sa mère. La chaleur, le confort… Pourquoi sortir ? L’extérieur serait forcément douloureux et désagréable… Et il était si bien ici !
Les minutes passèrent trop vite et le portique coulissa, aussi sinistre que l’entrée des enfers. Il put s’agenouiller, le temps de s’adapter à son nouvel environnement. Il lui faudrait plusieurs jours avant de recouvrir l’intégralité de ses capacités musculaires.
En sortant de la cabine, il éprouva l’étrange sensation d’une renaissance, d’une résurrection. Il avait l’impression de s’être couché la veille, mais son long rêve dans les plaines du hors-temps semblait avoir duré des années.
Il enfila ses vêtements à la hâte et quitta la chambre d’hibernation. Il trouva dans une pièce adjacente Quentin et le reste de l’équipage, qui saluaient les hibernés fraîchement réveillés. Quand il l’aperçut, Quentin sembla troublé un instant, puis il sourit et le rejoignit.
« Alors ce petit somme a été agréable ? »
Nero dévisagea son ami et remarqua d’infimes changements sur son visage. Plusieurs de ses rides avaient gagné en profondeur et ses traits semblaient plus tirés, plus marqués qu’auparavant.
« Agréable n’est pas le mot qui convient, répliqua Nero tandis que Quentin le serrait dans ses bras. Je dirais plutôt déroutant.
– J’imagine bien ! Six mois qui passent aussi vite qu’une nuit… Il y a de quoi impressionner ! »
Nero constata que Quentin paraissait toujours soucieux.
« Et pour toi, commença-t-il, comment se sont passés ces six mois ? »
Quentin avait l’œil sombre, mais il mima un sourire afin de rassurer Nero.
« Je pensais que ce serait pire. Mais tout s’est bien déroulé. À part deux ou trois problèmes… Mais rien de bien grave ! »
Il éclata d’un rire tonitruant et donna une claque dans le dos de Nero.
Son regard est différent. Ces six mois ont été longs pour lui, mais il ne veut rien m’avouer…
« Vous avez dû vous prendre la tête, à force de voir les même visages ! s’exclama Nero pour détendre l’atmosphère.
– Il y a bien eu quelques escarmouches verbales sans gravité, concéda Quentin en zyeutant vers son lieutenant. L’essentiel est que nous soyons tous en bonne santé. N’est-ce pas Montague ? »
Le lieutenant sursauta et cligna plusieurs fois des yeux.
« Oh oui, c’est sûr ! »
Nero surprit le regard de Montague, qui se détourna.
Pourquoi se comportent-ils si bizarrement ?
« Le pilote n’est pas avec vous ? » remarqua-t-il soudain.
Montague voulut parler, mais Quentin le devança :
« Il supportait mal le vol, alors nous avons accepté qu’il hiberne exceptionnellement jusqu’à la fin du voyage. Je t’expliquerai plus tard. »
Plus tard… Qu’y a-t-il donc de si important pour que la discussion soit remise à plus tard ?
Nero ne montra aucun signe d’empressement. Il ne voulait pas froisser son ami, qui avait déjà certainement trop souffert de la solitude. Mais tandis qu’ils saluaient les nouveaux venus, Quentin semblait plus distant que jamais, comme si un mur de six mois les séparait déjà…
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