17. La Cosmofolie

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Une fois rentrée sur Mars, Gaïamenne s’attabla à la rédaction d’une série d’articles portant sur cette nouvelle pathologie stellaire.

Elle élabora un modèle stipulant que les individus éloignés du Soleil perdaient de leur humanité, à l’image des Œils dans leurs stations kuiperiennes, et développaient divers problèmes mentaux, principalement des troubles dépressifs et des crises d’anxiété. Le sentiment d’appartenance à l’espèce humaine diminuait avec le temps et pouvait mener à un déni total de l’humanité. Selon elle, un écartement plus important engendrerait des conséquences désastreuses. À ce sujet, elle utilisa le terme de déviance.

Lorsqu’elle publia ses articles, sous pseudo par soucis d’anonymat, elle provoqua un petit tremblement de terre dans la communauté scientifique, qui soutenait alors majoritairement l’expansionnisme humain. Le gouvernement de Mars, pressentant un scandale, décida de bloquer la publication des écrits en les qualifiant de calomnieux. Il ne fallut pas longtemps aux services de renseignement pour remonter à l’auteure de ces articles. Après une rapide filature, on arrêta et intimida Gaïamenne, afin de l’éloigner des « affaires qui ne la regardaient pas ». Mais elle désobéit et continua à publier d’autres articles, par le biais de brouilleurs de traçage informatiques et de contacts bien placés. Malheureusement démasquée et capturée, elle endura un emprisonnement de quelques mois dans les geôles martiennes. En sortant, elle promit de se montrer plus sage.

Mais évidemment, il s’agissait là encore de mensonges, simplement destinés à racheter sa liberté. L’année suivante, elle endormit la vigilance de Mars en publiant des articles sur des sujets anodins tels que les relations sentimentales interplanétaires, la place stéréotypée des Autres dans la culture populaire et la crainte de l’annihilation du système par un hypothétique trou noir supermassif.

Trois ans passèrent, durant lesquels elle s’effaça du monde scientifique, sans pour autant oublier la cosmofolie. Elle trouverait le moyen de prouver ses dires et révélerait au monde la vérité.

Ce moyen lui fut miraculeusement offert par un investisseur anonyme, qui lui versa une coquette somme d’argent dans le but de poursuivre ses recherches, ceci dans le plus grand secret.

Un mois plus tard, elle acheta un billet pour un voyage en navette interplanétaire vers Kuiper, pour une soi-disant enquête sur les ouvriers gérant les mines de fer de la ceinture et leurs conditions de travail. Mars la laissa filer.

Sur place, elle se rendit dans un cimetière de cargos, immense décharge contenant des centaines d’épaves. Les vaisseaux commerciaux en fin de vie finissaient tous ici, et les ferrailleurs locaux récupéraient les pièces pour les revendre sur le marché. Tout cela dans la plus grande illégalité, mais personne ne leur cherchait jamais de problèmes. Après tout, ils vivaient bien sur Kuiper, l’un des lieux les plus hostiles du système…

Les types consentirent à lui refiler une carcasse qui fonctionnait encore à peu près correctement : un tanker de tonnage moyen, long d’une centaine de mètres et aux couloirs aussi nombreux que ceux d’un labyrinthe.

Elle leur paya le double du prix et se cacha ensuite dans une des nombreuses planques de contrebandiers du secteur (l’article restait évasif là-dessus) et proposa aux locaux un marché.

Elle leur parla d’un projet top secret du gouvernement de la Planète rouge qui consistait à envoyer des éclaireurs dans un système stellaire situé à douze parsecs de là. Elle leur précisa ensuite que suivant leur souhait, ils pourraient faire partie de l’équipée. En échange, Mars renoncerait à les faire emprisonner pour contrebande illégale. Vous n'irez pas en prison et vous partirez à l’aventure. Vous serez les premiers humains à poser le pied sur une exoplanète, même si personne n’en saura rien. Elle expliqua que Mars voulait s’assurer que le voyage se passait bien avant de lancer les missions officielles.

Bien entendu, c’était un mensonge, trop gros par ailleurs pour être avalé par le commun des mortels. Mais les contrebandiers avaient peur de la menace de la prison et ne savaient pas grand-chose des us et coutumes de Mars. Contraints d’accepter, ils ne se montrèrent pas rassurés en découvrant la carcasse dans laquelle ils voyageraient. Elle leur précisa que même si extérieurement, le vaisseau ne reluisait pas, il possédait de puissants moteurs. Un autre mensonge, qu’ils gobèrent niaisement. Mais avaient-ils le choix ?

En vérité, Gaïamenne voulait simplement réaliser une expérience afin de découvrir comment réagiraient ces « cobayes » improvisés une fois qu’ils se croiraient en route pour le Nouveau-monde. Si l’expérience fonctionnait, sa théorie de la cosmofolie serait prouvée. Dans le cas contraire, elle aurait l’assurance que les voyageurs ne courraient pas de risque.

L’expérience débuta. Entre-temps, elle avait installé des centaines de caméras et de micros à l’intérieur du vaisseau pour pouvoir surveiller les passagers. Ainsi, elle pourrait rester en retrait, loin du terrain, tout en continuant à mener ses recherches.

Le vaisseau partit et suivit une trajectoire pré-enregistrée, qui s’éloignait de quelques millions de kilomètres – une broutille dans l’espace – du point de départ. L’ordinateur de bord s’occuperait de l’évitement des éventuels obstacles.

Les premiers jours se déroulèrent sans encombres. Les passagers, quinze au total, restaient silencieux, graves, conscients du voyage qui les attendait. Ils discutaient peu, et toujours pour échanger des paroles brèves et essentielles à la cohabitation.

Après quelques jours, la bonne humeur revint légèrement, tandis qu’ils commençaient à s’accoutumer à leur nouvelle vie. La grande taille du vaisseau permettait aux passagers de jouir d’une certaine intimité, qui réduirait les querelles liées à la promiscuité. Rapidement, Gaïamenne constata la formation d’un noyau dur au sein du groupe, tandis que quelques individus commençaient à s’isoler.

Une semaine plus tard, Gaïamenne leur envoya un message leur expliquant qu’ils avaient dépassé la ceinture de Kuiper et entraient désormais dans une zone vide. Le nuage d’Oort serait atteint d’ici à quelques semaines. Ils crurent sur parole le mensonge. C’est à ce moment-là que Gaïamenne nota des changements intéressants. Les « solitaires », en marge du groupe central, devenaient de plus en plus nerveux et déchargeaient leur mauvaise humeur sur le reste des voyageurs, qui leur reprochaient leur distance. Les tensions augmentèrent peu à peu jusqu’à la décision des solitaires de ne plus communiquer avec les autres passagers. Parallèlement, l’ambiance au sein du groupe se dégradait, et il y avait de plus en plus de disputes pour des sujets futiles.

Après trois semaines, le groupe se scinda en deux. Un premier bloc de cinq membres, un second de quatre, et six solitaires dont deux totalement isolés.

Quelques jours de plus suffirent pour que les premiers « événements » surviennent. À ce moment-là, beaucoup déprimaient, l’irritabilité était extrême et certains semblaient sur le point d’enfoncer leur poing dans le crâne de leur voisin. Un solitaire perdit subitement l’appétit après avoir pondu une déjection énorme qui sembla le dégoûter à vie de toute nourriture. Il entama une grève de la faim. Une autre se disait la « messie » du dieu des contrebandiers et prétendait qu’elle sauverait le monde lors du prochain Armageddon.

La situation dégénéra encore lorsqu’un des solitaires, secoué d’une envie pressante, entreprit de juguler sa vessie sur les réserves de nourriture avant de s’enfuir. L’acte irrita considérablement le groupe des « cinq », qui accusa le groupe des « quatre ». Le lendemain, le même homme urina sur les réserves de nourriture du groupe des quatre, qui argua que le groupe des cinq s’était odieusement vengé de la pseudo-attaque du groupe des quatre. Pendant ce temps, celui qui avait entamé la grève de la faim avait perdu dix kilos et ses os commençaient à apparaître sous sa peau. Les deux groupes l’ignorèrent, le prenant pour un parfait imbécile, et continuèrent à s’entre-dénoncer. La messie des contrebandiers organisa une cérémonie dans sa cabine durant laquelle elle s’autoproclama Déesse des contrebandiers, renversant le pouvoir de son dieu.

Gaïamenne jugeait que l’expérience avait suffisamment duré et qu’il était temps d’y mettre un terme. Mais une partie d’elle-même trouvait tout cela curieux, alors elle se donna quelques jours de plus. Quelques jours de trop.

Un quatrième solitaire, qui ne s’était fait remarqué jusque-là que par une timidité aiguë, marqua le coup d’envoi du grand n’importe quoi en tuant une fille du groupe des cinq, sans aucune raison. Et il la mangea.

Gaïamenne ne put rien faire d’autre que d’observer, horrifiée, le terrible crime. La responsabilité était terrible. Paniquée, elle fit parvenir un message au vaisseau leur disant que tout cela était une expérience qui avait mal tourné et qu’ils rentreraient chez eux. Mais ils l’ignorèrent royalement, trop occupés à leurs affaires qui avaient pris une tournure dramatique.

Le groupe des cinq – moins une – décida que c’en était trop et préparèrent leur vengeance. La nuit venue, ils pénétrèrent dans le camp du groupe des quatre et les massacrèrent tous d’une façon abominable. Puis dévorèrent les restes. Les passagers isolés subirent chacun leur tour le même sort.

Des quinze initiaux, il n’en demeura que quatre. Et Gaïamenne regarda ces massacres et ces horreurs, avec l’incapacité totale d’empêcher quoi que ce soit. Elle observait des êtres méconnaissables, défigurés par la peur, la haine. La folie.

Profondément choquée de sa découverte, Gaïamenne s’enfuit et disparut. Personne ne la revit plus jamais.

Une note était adjointe en italique, en bas du texte :

« Nul ne sait ce qu’il advint du vaisseau de l’expérience de Gaïamenne. Mais il ne reparut jamais dans le système. Certains disent qu’il est devenu un vaisseau fantôme, qui erre dans l’entre-monde, invisible et oublié. Pour ce qui est des passagers, on ne sait rien non plus. Peut-être sont-ils morts. Peut-être ont-ils survécu. Leurs réserves suffisaient à tenir des décennies.

Paix à leur âme. »

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