19. Terre rouge

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La terre était l’essence de la vie. En elle grandissait la graine qui deviendrait un jour une fleur, un arbre. Philothée aimait monter aux arbres à l’écorce grise de Mars dans son enfance. Mais il arrivait qu’il tombe, et ses amis disaient qu’il avait mangé la terre. Au début, il n’aimait pas vraiment la terre. Il y en avait tellement ! C’était quelque chose de très banal, bien plus banal que l’eau ou que les idiots. Et peu de gens s’intéressaient aux choses plus banales que l’eau et les idiots. Ça ne leur venait pas à l’esprit, tout simplement. Ils ne les remarquaient même plus.

Quand il tombait et mangeait la terre, Philothée savait bien qu’il ne consommait pas réellement la terre, c’était une expression, comme quand on disait « quand les poules auront des dents ». Parce que les poules n’allaient certainement jamais posséder de dents, quelle idée ! Mais il s’était moult fois demandé ce que ça faisait, de manger la terre. Quel goût ça avait. Après tout, les plantes se nourrissaient bien de la terre, alors pourquoi pas lui ?

Une fois, il avait vu un trou dans la terre. Un tout petit trou de quelques centimètres de diamètre. Il s’était couché et avait mis sa langue dans le trou, bien profondément, pour voir quel goût ça avait.

C’était pas bon.

Ce jour-là, Philothée arrêta de penser à la terre et en vint même à l’oublier. Il fit ses études et sa vie poursuivit son cours, sans qu’il ne se préoccupe jamais plus de la terre.

Il ne se rappelait pas du jour où la terre colonisa à nouveau ses pensées. Il savait seulement qu’il était arrivé après le départ de l’Arche. Mais quand exactement, c’était difficile à dire. Il n’y avait pas vraiment de moment exact, en réalité. C’était venu comme ça, tout seul, sans même qu’il ne s’en rende compte.

Les premiers jours, il pensait parfois à elle en s’endormant. La nuit, il rêvait d’une étendue de terre, humide à souhait, immense et sans fin. Il courait dessus pieds nus et s’extasiait devant un monde aussi beau.

Le matin, il lui arrivait de pleurer la fin de son songe. Il aurait aimé que ça dure des semaines entières ! Il n’y avait pas de terre dans l’Arche, quel dommage ! Seulement les graines toutes sèches conservées pour la terraformation planétaire.

Il se mit à rêver de boue. De la boue noire et gorgée d’eau. Elle recouvrait le sol sur des centaines, des milliers de lieues. Un océan de boue dans lequel il se complaisait à vivre ses nuits. Il aimait la sensation de ses pieds s’enfonçant dans les flaques, jusqu’au talon, parfois plus. Il marchait dessus, et ça faisait sploch sploch. Puis quand il était fatigué, il s’allongeait dans la boue et se roulait dedans, jusqu’à en être entièrement recouvert. Il devenait un homme de boue.

Sploch sploch.

Une fois, il entassait de la boue sur son visage. Il avait les yeux recouverts, les oreilles recouvertes, le nez recouvert et la bouche recouverte. Il pensa alors qu’il pourrait en avoir encore plus s’il allait sous la boue. Il s’immergea le visage et la sentit l’envahir, le trouver. Elle le voulait et lui la voulait ! Il ouvrit la bouche et la boue s’introduisit en lui. Elle noya son gosier, son œsophage et emplit son estomac et ses intestins. Il dilata ses narines et aspira la boue à pleines bouffées, il la reniflait et la sentait couler partout partout partout…

Il était un homme de boue.

Tout cela n’était hélas que des rêves, des pauvres rêves, des misérables rêves. Il voulait la terre, la boue, en vrai ! Mais il n’y en avait pas. Même le planétologue qui connaissait la terre n’en avait pas ! Pourquoi n’y avait-il pas de boue ? Qu’allait-il faire sans boue, sans terre ? Il se perdrait !

Il marchait dans le couloir quand il aperçut la porte « CHAMBRE D’HIBERNATION ». Tout était calme et silencieux et calme. Très calme. Il n’y avait personne. Où était la boue ?

Il poussa la porte doucement, avec la minutie d’un bijoutier présentant un écrin. Et il avançait dans la salle, le long de la rangée de capsules d’hibernation. Il n’avait pas encore hiberné et tout était calme et silencieux. Bientôt il hibernerait, avait dit le capitaine. Mais il n’y avait pas de boue ?

Il entendit une voix, lointaine. Elle l’appelait. Mais tout était calme et silencieux. Alors il écouta la voix et la suivit, son nez se dressant avec envie face à l’odeur puissante de ce chant. Pas de boue, pas de boue, pas de boue.

La voix provenait d’une des capsules. Ses doigts effleurèrent la surface de la boîte et heurtèrent un rebord : une petite porte. Il se retourna, sursauta. Il n’y avait personne et tout était calme. Il se retourna encore et regarda la porte. Elle était mal fermée. Et la voix venait de là, de l’intérieur !

Ça sentait la terre…

Délicatement, il ouvrit la porte et plongea sa tête à l’intérieur. Il y avait un corps qui flottait sur l’eau, relié à des tubes, à beaucoup de tubes. Le corps dormait. Et il y avait des tubes partout, qui s’emmêlaient. La voix venait de là, de l’intérieur, elle l’appelait. Et ça sentait la terre, très fort.

Ses yeux gigotèrent dans leurs orbites et louchèrent sur le ventre et le petit nombril. Là, la terre était là ! Il l’entendait l’appeler. Mais il n’y avait personne, et tout était calme. Peut-être n’était-il pas là. Ou cela était-il un rêve. Oui, un rêve. Il devait rêver. Mais alors, s’il rêvait…

À nouveau, l’appel de la terre retentit. C’était un son fort et guttural, un son de terre. Et il venait du ventre, du corps.

Il écarquilla ses yeux et un sourire s’étira sur ses lèvres. Le ventre. Il criait. Il disait :

« De la boue, de la boue, de la boue, de la BOUE, DE LA BOUE, DE LA BOUE ! »

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